Patrick Seignon

Social-bonapartisme et classe ouvrière

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Social-bonapartisme et classe ouvrière

A Antoine et Georgette MARTINEZ











Editeur Patrick SEIGNON
8, rue de Bellefond. 75009 PARIS.
ISBN 2-9511344-0-1
Patrick Seignon







SOCIAL- BONAPARTISME

ET

CLASSE OUVRIERE

(« Union de la gauche », alternance ou alternative ? ) 1968-1997

Avant propos Cette plaquette fut écrite dans les derniers mois de 1985 et les premiers de 1986. Son objet est centré sur l’analyse de la politique d’union de la gauche de 1968 à 1986. Le point final fut mis le 19 mai, au tout début de ce que l’on a appelé la première cohabitation. C’est pourquoi le dernier chapitre en a été rédigé au présent et au futur. L’intention était d’interférer, à gauche de la gauche, dans le débat qui précéderait les élections présidentielles de 1988. N’ayant pas trouvé de relais pour en assurer la publication, il fallut renoncer à lui voir jouer ce rôle. Le manuscrit, connu seulement d’une dizaine de personnes, fut condamné à un long sommeil dans un tiroir. J’ai voulu réaliser dans ce texte une réflexion exhaustive sur le véritable sens historique de l’Union de la Gauche, la nature du pouvoir qu’elle avait engendré, l’incidence de la question institutionnelle dans le positionnement des forces politiques, les conséquences qu’il convient d’en tirer dans la manière d’appréhender les événements, la nature des partis et particulièrement celle du P.S.. Le postulat sur lequel se fonde, en partie, ce petit livre aurait pu paraître fantasque, si la publication en avait eu lieu en 1986 ou 87. A cette époque la séparation de corps, entre « la gauche » et la classe ouvrière, était déjà une réalité. Mais elle n’avait pas été intégrée par la conscience collective. Le divorce officiel restait encore à réaliser. Il fallut pour cela le « procès » des premières années du second septennat de François Mitterrand. Il fut prononcé lors des élections législatives de 1993. Précisément, durant l’émission « l’heure de vérité », la première après ce scrutin, Michel Rocard en personne, tint des propos de nature à accréditer le bon sens et la perspicacité de ce postulat. Les journalistes lui demandaient pourquoi les socialistes n’avaient pas, dans les années ou ils étaient au pouvoir, fait ce qu’ils reprochent à la droite de ne pas faire. Michel Rocard répondit que la « gauche » avait dû d’abord consacrer ces années à faire de la pédagogie de masse. Le débat nécessaire a été jusqu’ici ajourné et par voie de consé-quences, les leçons et conclusions qui en découlent n’ont pas été pleinement tiré. C’est pourquoi, plus de dix ans après, celui-ci doit rebondir. Dans le débat qui va, à gauche de la gauche, précéder les élections législatives de 1998, ce petit ouvrage doit retrouver toute son actualité et sa fraîcheur opérationnelle. Onze ans après, beaucoup d’événements ce sont produits, quelques thèses ont été confirmées, d’autres infirmées, on découvre des imperfections ou inexactitudes, l’on serait tenté de dire certaines choses différemment. Je me suis interdit d’en faire quoique ce soit. Une relecture en a bien sûr, été faite, quelques modifications de forme y ont été apportées. Mais par soucis d’authenticité, rien n’a été changé, au fond, au manuscrit de 1986. Qu’il me soit permis ici de remercier la dizaine d’amis et camarades qui voilà plus de dix ans firent l’effort de lire le manuscrit dans sa forme originelle, afin de me donner leur avis et de me suggérer quelques corrections. Je pense tout particulièrement, parmi ceux-ci, à Antoine Gourvennec et Alix Thomas. Je tiens à remercier aussi mon ami Armand Campserveux pour l’aide qu’il a apportée dans le dernier travail de relecture, de mise en forme et de correction. Je dois également remercier les camarades de la « Gauche Révolutionnaire », qui me donnent la chance de cette première publication. P. S. 17 mars 1997. Le 10 mai 1981, François Mitterand, premier secrétaire du Parti, vice président de l’internationale socialiste, signataire du programme commun de gouvernement de 1972, symbole vivant de l’union de la gauche Française, était élu Président de la République. Descendant des faubourgs, le peuple parisien convergea à pied, en métro, en automobile, dans un concert de klaxons, de cris de joie et d’applaudissements, vers la place de la Bastille. Des hommes, des femmes de toutes tranches d’âge, de conditions sociales souvent bien différentes, travailleurs manuels et intellectuels, d’horizons politiques divers : écologistes, militants d’extrême gauche, communistes, socialistes, gaullistes de gauche et radicaux, faisaient le « V » de la victoire en criant : « On a gagné ! On a gagné ! » Les élections législatives suivantes des 14 et 21 juin 1981 vinrent conforter cette victoire en donnant au Président une large majorité au parlement. Avec 285 élus, le parti socialiste avait à lui seul la majorité absolue plus 39 au palais Bourbon, à quoi il fallait ajouter les 44 députés communistes, partie intégrante de la majorité Présidentielle. Le 16 mars 1986, cinq ans seulement après cette victoire historique, la « gauche française », toutes tendances confondues, réalisait difficilement 45 % des suffrages aux élections législatives. La droite, devenue ultra-majoritaire dans le pays atteignait, elle, la barre des 55 %. Cette inversion du rapport des forces électorales, il est vrai, ne datait pas de ce jour. Elle remontait aux élections municipales de mars 1983, moins de deux ans après la victoire de 1981 et ne s’était pas démentie depuis. Elle avait, de plus, donné lieu à la résurgence d’une droite xénophobe et raciste, laquelle, avec 10 % des suffrages, envoyait 35 députés à l’Assemblée Nationale où elle pouvait d’entrée de jeu constituer son propre groupe parlementaire indépendant. Ce simple tableau comparatif des situations de 1981 et 1986 est tout- à -fait édifiant. La « défaite de la gauche », sans appel au demeurant, ne faisait-elle pas logiquement suite à son échec politique et économique sur toute la ligne ?...Plus de trois millions de chômeurs en 1986 contre un million huit cent mille en 1981, perte continue du pouvoir d’achat des salaires depuis 1983. Mais restons succincts. Pour le monde du travail, ces deux bilans électoraux comparés, résumaient il est vrai, une catastrophe. Le 16 mars 1986, le Parti communiste Français passait, électoralement parlant, sous la barre de 10 %. « Il n’est pas vrai que l’expérience ouverte en 1981 devait fatalement se conclure par cet échec » notait Georges Marchais dans sa déclaration au soir des élections. Pierre Bauby, représentant du « Parti Communiste Marxiste Léniniste » s’inquiétait : « la nette victoire de la droite et le renfort du Front National, représentent de graves dangers pour l’ensemble des travailleurs et des milieux populaires ».(1) « Voir la gauche crier à la victoire alors qu’on va revoir la droite, je ne comprends pas. Comment a-t-on pu en arriver là après cinq ans de pouvoir ? » s’indignait et s’interrogeait Alain Krivine. Là résidait bien, en effet, le paradoxe de la situation résultant des élections du 16 mars 1986. Alors que, de toute évidence, celles-ci marquaient la victoire de la « droite » et la cuisante défaite de la « gauche », alors que cette défaite ne pouvait être qu’amèrement ressentie par le monde du travail, qu’elle provoquait colère et amertume chez ceux qui s’identifiaient encore à « la gauche », les représentants socialistes et leurs satellites s’en gaussaient. Ils multiplièrent sur les ondes et dans la presse les marques d’allégresse, les autosatisfécits et même des bilans de victoire. Le Matin de Paris titrait : « Mitterand maître du jeu ; le net succès du Parti socialiste (près de 32 % des voix)...etc... ». La veille, à l’annonce des résultats, Laurent Fabius, alors premier ministre, était apparu sur les écrans de télévision, tout sourire dehors, pour faire une brève déclaration dans laquelle il disait entr’autres : « Je veux m’adresser aux millions d’électeurs qui nous ont accordé leur confiance et leur dire, du fond du cœur, mes remerciements, et ajouter que l’heure aujourd’hui doit être à la fierté pour l’œuvre que nous avons déjà accomplie avec le président Mitterrand ». Lionel Jospin, premier secrétaire du parti socialiste, notait, lui : « le 16 mars 1986, le parti socialiste a poursuivi sa progression historique »... « nous avons beaucoup travaillé pendant ces cinq ans, nous avons bien servi notre pays, l’économie est en progrès, la paix sociale est là, la société Française s’est débloquée avec nous. Les Français nous rendrons justice, ils ont déjà commencé à le faire »(2). Michel Rocard écrivait : « le P.S. a atteint un score que nul n’osait lui prédire. Avec 32 %, non seulement ils dépasse les prévisions les plus optimistes, mais encore il est en mesure, pour l’avenir, de devenir le pôle dominant. La prochaine étape est à 40 % ». (3) Ce qui, hier encore, composait la « gauche », s’était donc bien scindé en deux parties distinctes. La première de ces parties, les travailleurs, le P.C.F., certaines composantes de l’extrême gauche, tous ceux attachés à son idée, posaient cette question : « Comment, pourquoi en est-on arrivé là ? »... L’autre partie, P.S. , M.R.G., ralliés divers, ne faisaient que peu de cas de la défaite du 16 mars. La menace du retour de la droite, qu’elle avait tant agité, « Au secours, la droite revient » (4), pour inciter les travailleurs à voter utile à son profit, ne la dérangeait nullement. Elle souhaitait même bonne chance à celle-ci. Ce qui était important à ses yeux, c’était le score de 30 % atteint et dépassé par le P.S., la marginalisation aggravée du P.C.F. De toute évidence, ces deux branches de « la gauche » poursuivaient des objectifs distincts et divergents. Mais le septennat de François Mitterand ne finissait pas là. Il devait réserver aux observateurs, même les mieux préparés, quelques autres surprises de taille. En matière de paradoxes « nous allions voir ce que nous allions voir ! ».















I

LES TACHES INSOLUBLES




DE L’APRES DE GAULLE

Quand les partis et les représentants de « la gauche » furent placés au pied du mur, interpellés par le gigantesque mouvement social de Mai-juin 1968, ils s’étaient carrément dérobés, chacun selon son style. Certes, François Mitterand, le candidat de l’union contre De Gaulle en 1965, fit acte de candidature à la Présidence. Mendès-France, pressenti par lui comme premier ministre d’un gouvernement provisoire, avait fait la veille une apparition timide et embarrassée au meeting du stade Charlety. Ces initiatives devaient leur attirer les foudres de toute la classe politique, droite et gauche confondues. Pourtant, avancées le 28 Mai quand le pouvoir paraissait en plein flottement, elles visaient plus à éponger les sueurs froides des classes dominantes qu’à répondre aux aspirations du mouvement de la rue et des usines. Celui-ci ne fit d’ailleurs que peu de cas de cette ultime solution de la bourgeoisie. Le 29 Mai, le Général disparu entre Colombey et Baden-Baden, le pouvoir était-il vacant ?... Le même jour se déroulait à Paris une vaste manifestation de la C.G.T. sur le thème de : « gouvernement populaire ». Mais le 30, De Gaulle réapparaissait. Il prononça un discours musclé dans lequel il annonçait la dissolution de l’Assemblée Nationale, de prochaines élections, sa ferme volonté de rétablir l’ordre. Le pouvoir se ressaisissait, il proposait de troquer la mobilisation des masses contre le miroir aux alouettes des élections législatives. Contrairement à l’attente de nombreux travailleurs et de ses militants, le P.C.F. s’empressa d’accepter ce marché de dupes. Il affirma à l’encontre de l’A.B.C. de ce qui lui sert de doctrine et de tous les enseignements de l’histoire, que l’on allait transformer dix millions de grévistes en autant de bulletins de vote. Dans une conférence de presse, le 31 Mai, la C.G.T. déclarait avoir « la conviction que les travailleurs sauront user de leurs droits de citoyens pour prolonger et compléter leurs succès revendicatifs par une victoire démocratique ».(5) Pour la première fois, des militants communistes se prirent à douter de la volonté de leur parti d’accéder au pouvoir. Le parti ne se complaît-il pas dans son rôle d’opposition ?... s’interrogeaient-ils. Le P.C.F., bien entendu, voulait du pouvoir, tout parti politique se doit de lutter pour celui-ci, sous peine de se condamner lui même à disparaître. Il luttait selon sa terminologie de l’époque pour « un gouvernement populaire d’union démocratique s’appuyant sur les partis de gauche »(6), c’est-à-dire pour l’accession au pouvoir issu des urnes dans le respect des institutions. Celles-là même qu’il avait au demeurant dénoncées, il est vrai, mais ce n’était pas la moindre de ses contradictions. De même que la rue rejetait les combinaisons politiciennes des Mitterand- Mendès, le P.C.F. dédaignait le pouvoir de la rue et des usines. Ce dont il ne voulait pas à l’évidence, c’était d’un pouvoir insurrectionnel qui, de part sa nature, échappe à sa logique d’appareil. L’on sait ce qui advint. L’offensive de la classe ouvrière leur en imposait, le mouvement était gigantesque, il paraissait invincible. C’est pourquoi la petite bourgeoisie, les classes moyennes traditionnelles et celles que l’on appelait alors « nouvelles classes moyennes », adhéraient au mouvement, le soutenaient, ou, pour tout le moins, observaient à son égard une attitude de neutralité bienveillante. Mais De Gaulle, et après lui Pompidou, avaient frappé sur la table et le parti communiste était passé dessous. L’appareil cégétiste, jusque là malmené par un mouvement qu’il chevauchait plus qu’il ne le contrôlait, monta au créneau pour faire reprendre le travail. Le journal « L’Humanité » titrait alors « le patronat freine la reprise ». Les travailleurs démoralisés, trahis, devaient retourner au boulot. Certes, la reprise ne fut pas facile, mais, le mouvement privé de perspectives, elle était inéluctable. Alors, la petite bourgeoisie, les classes moyennes anciennes et nouvelles lâchèrent celui-ci. Il avait montré sa faiblesse, elles s’en retournèrent dans le giron du pouvoir qui, lui, venait de faire connaître sa force et sa détermination. C’est ainsi que les élections législatives des 23 et 30 Juin 1968, loin de prolonger les succès de la rue par une victoire démocratique, en traduisirent la déroute. Elles donnèrent la Chambre la plus Gaulliste de la V-éme République.(7) Cette immense surprise pour la presse et les partis traditionnels n’en était pas une pour nous qui appelions, quoique sans succès, au boycott de ce scrutin . Certes, la Chambre était plus acquise que jamais à la personne du Général De Gaulle et aux institutions de la V-ème République. La nouvelle période qui s’ouvrait n’en renfermait pas moins tous les ingrédients d’une crise institutionnelle profonde. L’équilibre de la V-ème République n’en était pas moins fragilisé. La loi fondamentale en avait été ajustée, par de « grands ciseaux d’or » tels que Michel Debré, aux mensurations exactes du plus « grand des Bonaparte » de notre histoire politique. L’état fort instauré par De Gaulle avait réduit le rôle du parlement jusqu’à en faire une simple chambre d’enregistrement. Il s’était par la suite privé du rôle de conciliation et d’amortissement des conflits que jouaient les débats et tripatouillages parlementaires. A défaut de nouvelles structures tampons, de nouveaux fusibles pour protéger le pouvoir exécutif, la forte personnalité du Général De Gaulle, son charisme était la clé de voûte de l’équilibre institutionnel. Or, le charme Gaullien avait définitivement fait son temps. Comme le commun des mortels, cet homme hors du commun avait connu l’usure du pouvoir. De son point de vue personnel, il lui fallait rétablir son autorité ou se démettre. Il s’en remis à la magie du référendum, plébiscite cher à sa tradition. Celui-ci serait un révélateur qui lui dicterait sa conduite. Le thème retenu, celui de la régionalisation, n’avait en la circonstance qu’un caractère symptomatique et une importance secondaire . Rétablir son autorité personnelle était quasiment impossible après s’être fait brocarder par la rue. Mais, surtout, les classes dirigeantes avaient eu trop peur. Elles ne voulaient plus compter sur le prestige d’un individu, fut-il De Gaulle, pour garantir la pérennité de leurs institutions. Cela, d’autant plus, qu’aucun individu n’est éternel. De Gaulle politiquement diminué, mieux valait passer au plus vite dans l’après De Gaulle, rechercher activement des moyens institutionnels et politiques nouveaux, au rétablissement de l’équilibre. La gauche ayant été dispersée par le mouvement de Mai-Juin 68, cette transition pouvait se faire sans risque politique majeur et même sans surprise. C’est pourquoi certains secteurs de la bourgeoisie et de la classe politique, discrètement conduits par Valéry Giscard d’Estaing, donnèrent le léger coup de pouce nécessaire pour assurer la victoire du « non ». Comme de bien entendu, De Gaulle perdit donc ce référendum, il avait été précipité de son piédestal. Avec sa démission ainsi provoquée, les successeurs de De Gaulle devaient hériter d’une constitution Bonapartiste sans Bonaparte. Là résidait la difficulté de la situation et les potentialités ultérieures de crises latentes. D’autant plus que la grève générale, trahie, n’avait pas été écrasée, la mobilisation et la combativité ouvrière restaient fortes. La succession se passa effectivement en douceur. De Gaulle cédait l’héritage à son ex-premier Ministre, un homme de poigne et de sang froid, qu’il avait, selon ses propres termes, mis « en réserve de la République ». Dans son esprit, à défaut de la lettre, la constitution de 1958 avait pour dessein de doter la France d’un régime « Présidentialiste », à l’instar de celui des Etats-Unis d’Amérique. Un tel modèle se caractérise, outre la domination de l’exécutif sur le législatif, par : n l’existence du bipartisme et de l’alternance politique. n Un mandat présidentiel plus court et la mise en concordance des échéances électorales. n L’intégration du mouvement syndical. La réalisation de ces conditions est nécessaire au fonctionnement correct d’un tel système, qui, aux Etats-Unis, est encore assoupli par le fédéralisme. Telles étaient les tâches historiques proposées aux successeurs du Général à la tête de l’état, au-delà même, à l’ensemble de la classe politique. L’alternance Ce vocable, qui a fait son apparition dans la langue politique Française au début des années soixante, exprime la préoccupation, majeure depuis ce temps, de la classe politique de ce pays. Il s’agissait d’accéder au bipartisme qui caractérise les systèmes politique des Etats-Unis, de la Grande-Bretagne ou de l’Allemagne Fédérale, avec, d’une part un grand parti conservateur et de l’autre l’équivalent d’un grand parti démocrate ou travailliste. Chacun d’eux pouvant ce succéder tour à tour au pouvoir au gré des lassitudes ou des espérances, en peu de mots, des fluctuations de l’opinion. Cette alternance devant se faire, c’est là que réside son intérêt pour les classes dirigeantes, sans jamais remettre en cause, ni les institutions, ni les options politiques et économiques essentielles, ni les alliances fon- damentales du pays. L’alternance dans les régimes d’état fort, prési- dentialistes ou pas, remplace, dans leur fonction d’apaisement politique et d’assimilation des conflits, les modifications d’alliances entre groupes qui avaient cours dans les régimes parlementaires . Mais elle doit en éviter les inconvénients. Celles-ci se nouaient sur la base de concessions mutuelles dont le coût était à présent jugé trop élevé par la fraction dominante des classes dirigeantes. Elles étaient, de plus, de nature à fragiliser la stratégie économique du grand capital dont l’Etat moderne est un acteur et le garant. Le système de l’alternance consiste donc en quelque sorte à canaliser les mécontentements et les situations conflictuelles, inévitables à l’échelle d’une grande nation, toujours dans le même sens, où les classes populaires sont invariablement les dindons des diverses farces. Les institutions de la V-ème République ont été conçues pour favoriser cette bipolarisation de la vie politique nationale. Ainsi en était-il tout particulièrement de l’élection du Président de la République au suffrage universel. La loi électorale, suffrage majoritaire uninominal, pesait dans le même sens. L’ensemble de ces dispositions avaient pour objet de laminer les petites formations politiques pour ne laisser de place véritable qu’à deux grandes formations, les deux pôles de l’alternance. Mais si la constitution se décrète, ça n’est pas le cas de l’alternance. La constitution pouvait, et elle le faisait, en définir les cadres juridiques, en préparer et en approfondir les conditions. Ainsi, la vie politique fut-elle dès lors dominée par la division entre majorité et opposition. Chaque échéance électorale était marquée par la « division de la France en deux camps ». Les échéances présidentielles, tout particulièrement, donnaient libre cours à cette polarisation. Les distinctions entre les partis : U.D.F., R.P.R., P.R., Radicaux, M.R.G., P.S.U., P.S., P.C.F., etc ., cédaient le pas à la distinction entre droite et gauche. Ces circonstances témoignaient du fait que la pression institutionnelle était à l’œuvre. Seule la vie, la pratique politique, pouvait réaliser et imposer le bipartisme et l’alternance, le jeu institutionnel n’y pouvait pas suffire. Les partis existants, recouvrant des réalités de classe, sociales et économiques concrètes, rompus à la pratique parlementaire des régimes précédents, ne pouvaient pas renoncer à leur existence, à leurs prérogatives, à leurs intérêts particuliers ou à ceux de leurs mandants. Ils se devaient de résister. La bipolarisation et l’alternance ne pouvaient donc survenir et s’imposer comme mode d’expression et de fonctionnement de la vie politique nationale, qu’au terme d’une longue lutte. Au cours de celle-ci, sous le poids des institutions allaient s’affronter des volontés, des projets et des stratégies différentes. Le raccourcissement du mandat Présidentiel

Cette question est bien entendu étroitement liée à la précédente, celle du fonctionnement de l’alternance. Tant que celui-ci n’est pas réalisé, le Président de la République est le seul garant de la continuité des institutions. Cela explique et justifie la longueur particulière de son mandat, vestige hérité de notre tradition institutionnelle, au delà de la longueur de la législature. C’est pourquoi aucun Président de la V-ème République n’acceptera d’ôter de cette fonction cet attribut Bonapartiste, avant que le jeu normal de l’alternance ne soit acquis. Celle-ci devant le supplanter dans le rôle de garant de la constitution. Mais, en même temps, la longueur du septennat, acceptable du temps où les Présidents inauguraient les chrysanthèmes, est trop importante sous cette cinquième République où ceux-ci disposent de prérogatives exorbitantes. Cela donne à leur pouvoir un goût saumâtre de demi dictature. C’est pourquoi cette question du raccourcissement du mandat présidentiel est et reste pressante pour les uns et pour les autres, de droite ou de gauche.(8)

L’intégration syndicale

C’est une tendance naturelle du capitalisme dans sa phase impérialiste de vouloir imposer une police des salaires et une « normalisation » consécutive de l’action syndicale. Pour l’établissement de sa stratégie, il a en effet besoin de planifier ses coûts salariaux. C’est ainsi que la « bourgeoisie impérialiste », prétendument si libérale en matière économique, (liberté des prix, concurrence, marchés...) à l’instar des Reagan, Tatcher, Chirac et Barre, rêve pourtant d’une telle politique salariale. Libérer tous les facteurs de la vie économique, accroître la concurrence des salariés entre eux pour faire baisser le niveau des salaires, mais entraver la lutte entre salariés et patrons, voilà leur doctrine. Elle ne redoute pas la contradiction que cela suppose avec ses professions de foi sur les vertus de la libre concurrence (et de non-intervention de l’état). Police des salaires et chômage massif , voilà les panacées qu’elle propose contre l’inflation et la crise, c’est à dire pour le rétablissement de ses taux de profits. C’est un doux rêve de la bourgeoisie française, à l’image de l’Angle-terre, de l’Allemagne fédérale (10), des Etats-Unis, mais surtout du Japon, qui rendait Yvon Gattaz si envieux, de parvenir à l’assimilation de son syndicalisme national. Ce rêve transparaissait dans la doctrine désuète de « la participation » gaulliste, ou dans celle de la « nouvelle société » de Chaban-Delmas, dont le conseiller en la matière était jacques Delors.(11) Transformer le syndicalisme en un rouage docile de leur domination, voilà un problème concret que nos politiciens de droite ne savaient toutefois pas résoudre. Or celui-ci est étroitement lié à la question générale de L’alternance et à sa viabilité. Il est impossible, en effet, que celle-là puisses fonctionner correctement et donc réaliser sa mission d’apaisement social et d’assimilation des conflits si, par ses traditions, sa nature, son action, le syndicalisme ou une partie importante de celui-ci, avec des secteurs décisifs de la classe ouvrière, se situent en dehors ou en marge de la vie institutionnelle. Les organisations syndicales, ce rôle échu principalement à la C.G.T.(12), firent durant les événements de Mai et Juin 1968, la démonstration concrète de leur capacité à contenir et à canaliser le mouvement des masses. Les péripéties liées à la reprise du travail mirent en relief le rôle particulier d’encadrement joué par les « fonctionnaires » syndicaux. La bourgeoisie française, faisant, par là, preuve de clairvoyance, en tira des conclusions pratiques immédiates. C’est ainsi que se produisit l’un de ces paradoxes dont l’histoire est fertile : le plus grand mouvement gréviste de l’histoire sociale moderne accoucha de sa souris, la loi dite « sur les droits syndicaux dans l’entreprise ». L’accueil que lui réservèrent les bureaucraties syndicales était symptomatique. Elles la présentèrent en effet comme « le grand acquis de Mai 68 ». Le mal bureaucratique dont le développement est caractéristique du syndicalisme dans la phase pourrissante de l ‘impérialisme est fort dangereux pour son existence même. Si, de surcroît, des dirigeants politiques avisés comprennent le parti qu’ils peuvent en tirer, le bureaucratisme syndical peut se transformer en un puissant outil d’encadrement, un rempart de défense des citadelles capitalistes contre les déferlements du mouvement ouvrier réel. C’est ce que venaient de redécouvrir les classes possédantes et leur personnel politique . Pour servir leur rêve d’assimilation, les appareils syndicaux ne devaient pas être traités en adversaires mais en alliés. La loi syndicale de 1968 était, dans cette perspective, jusqu’à une date récente, le texte fondamental de l’intégration syndicale. Elles jouaient cette carte en reconnaissant aux « fonctionnaires » syndicaux un statut social privilégié en les investissant mieux encore du droit exclusif et divin de « Représentativité ». Cela permettant aux patrons d’afficher le plus réel dédain pour les structures de lutte des travailleurs : intersyndicales, comité d’action, comité de grève, etc. obligeant ceux-ci à s’en remettre, à un moment ou à l’autre des conflits, aux bons offices des représentants reconnus par eux comme seuls aptes à discuter au nom des travailleurs. « Nous ne négocierons qu’avec vos responsables » telle était leur devise. Les travailleurs sont traités en mineurs, et l’on ne parle de choses sérieuses qu’entre adultes, entre gens responsables. Ils tournaient ainsi le couteau dans la plaie, pour aggraver le décalage entre la base syndicale et les dirigeants, infléchir le comportement naturel des bureaucraties syndicales pour les faire définitivement basculer du coté où elles penchent. Il fallait faire un sort aux anciennes prétentions de celles-ci au rôle de direction des luttes. Par inertie idéologique en effet, plus qu’en rapport de la réalité concrète de leur pratique, ces dernières persistaient à s’attribuer parfois encore un tel rôle, ou, le concevait comme étant leur fonction naturelle. Cela était une source de malentendus et limitait la confiance du patronat quand au rôle de « médiation » des appareils. Patronat et gouvernement allaient donc peser de tout leur poids pour accélérer cette évolution qui ferait des appareils syndicaux des tampons dans la confrontation permanente entre bourgeois et prolétaires. Il s’agissait de nouer avec les chaînes du fonctionnarisme, le noeud gordien par lequel ils attelleraient la classe ouvrière au char de leurs propres intérêts et de leur constitution. La voilà la grande idée. Les entreprises du secteur public et nationalisé, parce que l’état y était le patron, mais aussi de part leur taille et l’importance de la syndicalisation de leurs personnels, étaient naturellement désignées pour servir de laboratoires d’expérimentation. Elles seraient les moteurs de ces techniques sociales de pointe dont il fallait faire la promotion. C’est dans cet esprit que fut réformé, par exemple, le système de représentation des personnels de la S.N.C.F. Le nouveau dispositif, très hiérarchisé et spécialisé, avec des représentants élus pour trois ans, tînt toutes ses promesses. La coupure déjà importante entre les appareils syndicaux et leur base, durement ressentie lors de la reprise en 1968 et confirmée par la grève du personnel roulant en 1969, fut aggravée et généralisée. Le pendant indispensable d’une telle évolution devait être le dévelop- pement de la pratique de la « concertation sociale », qui est le « pain » du bureaucratisme. Pour inciter les dirigeants syndicaux à faire la mue que l’on attendait d’eux, les inviter avec quelques chances de succès, à laisser au portillon leur vieille peau de dirigeants des luttes, il fallait en effet leur donner le change. Sans l’acquisition et l’épanouissement de cette nouvelle fonction, les appareils syndicaux seraient mis dans l’impossibilité de garder le contrôle de leurs bases. Toute cette politique serait en pareil cas vouée à un échec certain. La politique de « concertation sociale » se para tour à tour, et parfois même simultanément, de diverses appellations et aspects concomitants. Elle avait été « association capital-travail » sous De Gaulle, elle devint « nouvelle société » avec le premier ministre de G. Pompidou qu’était Jacques Chaban-Delmas, puis « politique contractuelle » et plus déma- gogiquement enfin « contrat de progrès ». Avec les difficultés qu’elle rencontra en 71/72 (grèves S.N.C.F., E.D.F., Renault, etc...) et la si- gnature du programme commun, elle adopta pour de longues années un profil bas, renonçant aux appellations ronflantes et prétentieuses, elle devint simplement « concertation sociale » ou plus modestement encore « négociations salariales » sans autre prétention. Sous ces divers pseudonymes se dissimulait toujours une seule et même volonté, celle de contrôler la progression des salaires, de planifier les coûts sala- riaux. Cela impliquait la domestication de l’action revendicative par l’imposition aux appareils de la règle obligatoire des discussions préa- lables. (12) Mais les appareils syndicaux eux mêmes ne disposaient pas de toute la latitude souhaitée. Ils étaient malmenés par la base dont la mobilisa- tion, nous l’avons déjà vu, avait survécu à Mai-68. La négociation du grand tournant historique de la concertation sociale était pour ceux-ci une entreprise d’autant plus périlleuse. Si les salariés prenaient conscience que les dirigeants syndicaux, qu’ils croyaient des leurs, poursuivaient des buts qui leurs étaient propres et, au regard des intérêts des travailleurs, font de ce fait le jeu des patrons, ils déserteraient en masse le terrain de cette partie truquée. Les directions syndicales discréditées verraient alors des secteurs importants de la classe ouvrière échapper à leur contrôle. La politique d’intégration syndicale, devenue sans objet, tomberait en désuétude. Pour réussir ce grand tournant il ne suffisait donc pas d’accéder aux aspirations qui sont les finalités particulières des appareils. Il fallait, de plus, mettre dans leurs escarcelles quelques « miettes » : progrès sociaux, concessions salariales, avec quoi ils puissent acheter l’adhésion de leur base. Ils ne pouvaient pas prendre le risque de sembler lâcher la proie pour l’ombre. Les importantes concentrations réalisées sous De Gaulle dans les secteurs les plus dynamiques du capital, la rapide accumulation des années 68,69 et 70, donnaient à la bourgeoisie française quelques atouts pour la conquête de parts nouvelles dans certains secteurs du marché mondial. Elle bénéficiait d’une conjoncture favorable et la progression exceptionnelle de ses profits durant cette même période la créditait de quelques marges. Elle était donc disposée à payer un certain prix pour acheter la paix sociale et promouvoir sa politique d’intégration syndicale. Encore fallait il que ce prix ne soit pas trop élevé sous peine de compromettre ses efforts d’implantation sur le marché mondial. L’enveloppe qu’elle serait amener à consacrer pour cette politique devait de plus dépendre, pour une large part, du mouvement ouvrier et syndical. Etaient ils disposés à jouer ce jeu, et si oui, à quel prix ?... Privée de stratégie, devant faire face à la pression ouvrière depuis 1968, la C.G.T. n’avait d’autre perspective que de faire barrage aux luttes. Elles redoutait leurs formes dures, les tendances à la générali- sation et à l’épreuve de force. Elle suppliait le patronat de l’aider à résister en acceptant d’ouvrir « de véritables négociations », des « Grenelles à froid » selon la formule de Georges Séguy. Dans un tel contexte, l’offensive contractuelle du patronat et du gouvernement, lancée à la faveur de l’échec de la grève E.D.F. de novembre 1969, ne pouvait que lui agréer. Mais, craignant les réactions des travailleurs et de sa propre base, elle hésita longtemps à faire le pas décisif. Les années 1969-1970 donnèrent lieu à la signature d’un grand nombre d’accords tripartites avec ou sans la C.G.T. Finalement, au début de 1971, celle-ci, qui détenait les clés de la situation, signa des accords importants à Renault et à la S.N.C.F. notamment. Il s’agissait d’un engagement résolu sur la voie de la concertation, si l’on se réfère à la valeur symbolique des secteurs concernés et à la masse des salariés couverts. Pour justifier sa signature, la C.G.T. élabora l’argumentaire selon le- quel il y aurait de « bons » et de « mauvais » contrats. Comme si ce n’était pas la politique contractuelle elle même, qui était globalement mauvaise. Ne consiste t-elle pas à signer des accords avec le patronat sur la base de rapports de forces défavorables aux travailleurs, car à froid, sans luttes ?...C’est comme ça, en tout cas, que les travailleurs la ressentirent confusément. Une grande agitation sociale se développa dès les premiers mois et tout au long de 1971 : grève des métallos de Batignolles à Nantes (six semaines), Avril-Mai : grèves de Renault, Juin : grève générale de tous les cheminots (11 jours), Octobre : grève des conducteurs du métro. De toute évidence, la politique contractuelle était visée par les conflits de la S.N.C.F. et de Renault. C’est ainsi que l’entendit le premier ministre Jacques Chaban-Delmas, qui rappela à l’adresse des directions syndicales la nécessité de respecter le jeu entre partenaires sociaux. Les appareils syndicaux, la C.F.D.T. prenant sa part de responsabilité, s’ingénièrent à faire dévier ces luttes de leur objectif réel, la politique salariale, pour les orienter vers des leurres, à la S.N.C.F. « la prime de vacances ». Ainsi réussirent-ils à ménager l’avenir de la concertation. Mais ils réalisèrent fort bien le danger, la base n’était pas disposée à les suivre. Ils battirent donc en retraite. La C.G.T. gela l’accord Renault et dénonça sa signature de l’accord S.N.C.F. . Elle ne signa plus les années suivantes. Elles dénonça dès lors régulièrement et systématiquement les organisations qui paraphaient « les mauvais contrats » afin d’effacer des mémoires l’épisode de 1971. L’évolution du syndicalisme français sur la voie de la concertation sociale avait ainsi été différée, remise à une date ultérieure. D’autant plus sûrement que dès lors, tant au plan politique qu’économique, la conjoncture allait à présent changer. Si la première récession 1969-1971 épargna pour l’essentiel l’écono- mie française, il n’en alla pas de même avec celle de 1974-1975. Le capitalisme français entra alors de plain-pied dans la crise interna- tionale du capitalisme. Mais avant ça, en 1972, avait été signé le pro- gramme commun de gouvernement de la gauche, et cela allait profon- dément modifier toute la donne. * * * Au lendemain de la deuxième guerre mondiale, le rapport des forces entre les classes se caractérisait de la sorte : d’une part, le discrédit dont une large fraction de la bourgeoisie s’était couverte durant les années de l’occupation, d’autre part, l’existence d’un parti communiste puissant, 29 % des suffrages aux élections générales de Novembre 1946. Les classes dirigeantes durent composer. Les cercles dominants de ces dernières étaient acquis à l’idée d’un pouvoir présidentiel fort. De leur coté, les communistes, compte tenu de la politique de Yalta qui divisait le monde en deux grandes zones, la France faisant partie de la zone Américaine, ne voulaient pas pousser leur avantage. Dans un manifeste à la Nation Française adopté par son X-ème congrès (Juin 1945) ce parti affirmait : « Il faut revenir aux sains et vigoureux principes de démocratie qui firent la puissance et la gloire de la première République aux termes magnifiques de la grande révolution Française ».(13) C’est ainsi qu’un compromis se réalisa entre les classes grâce auquel la bourgeoisie put sauver l’essentiel, son pouvoir économique et politique en échange de larges concessions démocratiques. La France s’enferma alors dans l’impasse d’une IV-ème République parlementaire. Celle-ci donnait un poids politique trop grand à des classes (petite bourgeoisie, paysannerie,) sans rapport avec leur poids économique et social. Elle était un non-sens historique et de ce fait portait en elle tous les ingrédients de sa propre dégénérescence. On ne s’efforce pas impunément de faire tourner en arrière la roue de l’histoire. Un jour ou l’autre elle écrase ceux qui se livrent à d’aussi périlleux exercices. Après une longue période de décomposition, la crise de la IV-ème Répulique survint, précipitée par l’affaire Algérienne. A la suite du coup de force, putsch et complot réunis, du 13 mai 1958, De Gaulle qui se tenait « en réserve de la République » accédait au pouvoir le 1er Juin. C’est le socialiste Guy Mollet qui l’ « appelait aux affaires ». Auréolé d’une image d’homme providentiel, sauveur de l’unité nationale, « Bonaparte » projeté au dessus des partis et des classes, il entreprit de sortir la France de l’imbroglio en la dotant d’une nouvelle constitution (14). Celle-ci instaurait la domination de l’exécutif, Président et gouvernement, sur un parlement aux prérogatives réduites. De la sorte était réalisé un rééquilibrage du pouvoir au profit du grand capital. L’état allait devenir un instrument au service de ce dernier. La constitution de la V-ème République avait une vocation présidentialiste. Mais ses rédacteurs s’arrêtèrent à mi-chemin sur cette voie. Il leur fallait prendre en compte, entre autre facteurs, la force persistante du P.C.F. La loi constitutionnelle qui en résultait était quelque peu bâtarde, Présidentielle et Parlementaire à la fois. Son équilibre de fonctionnement résultait de la stature du personnage qui l’incarnait.(15) Avec l’amendement de 1962, approuvé par référendum, qui instituait l’élection du Président au suffrage universel, la V-ème République accédait en quelque sorte au statut politique de « Bonapartisme institu- tionnel ». C’est à dire que les attributs Bonapartistes de la fonction présidentielle étaient garantis par la constitution elle même. Avec le recul, les septennats de Georges Pompidou et de Valéry Giscard d’Estaing, apparaissaient comme des périodes de transition entre le Bonapartisme Gaullien et l’avenir « Présidentialiste » auquel est promise la V-ème République. Ils assurèrent l’intérim mais s’avé- rèrent inaptes à résoudre aucune des grandes tâches à l’ordre du jour. Des hommes qui n’en avaient ni le profil ni la vocation se trouvaient investis des pouvoirs exorbitants d’une constitution « Césariste ». De cette inadéquation entre les institutions et les hommes qui en étaient en charge d’une part, les structures de la vie politique nationale de l’autre, résultait un profond sentiment de malaise. D’aucun prirent cela pour une vacance du pouvoir. De cette inadéquation découlait tout particulièrement, les infléchissements intolérables à la conscience collective, que pris le régime sous monsieur Giscard d’Estaing, que certains désignèrent comme des déviations « Monarchistes ». Il s’agissait d’une évolution dangereuse car elle focalisait sur la fonction Présidentielle les foudres de la critique. A terme, le prolongement de cette situation était de nature à faire éclater la crise institutionnelle toujours latente depuis 1969. Pour l’heure, la situation était bloquée, mais le pouvoir solide et en bonnes mains. Nous allons voir comment l’histoire devait s’y prendre pour inventer elle même les personnages et les acteurs divers dont elle avait besoin pour sortir de cette nouvelle impasse des années 70.

II UNION ET DESUNION DE

LA GAUCHE

« UN PAS DE DEUX »
POUR L’ALTERNANCE.
« La Gauche, socialement majoritaire en
France, le sera politiquement - elle l’est
peut-être déjà - quand les couches socio-
professionnelles exploitées auront compris
l’identité de l’acte économique, de la pro-
testation sociale et du bulletin de vote.
C’est la tâche des partis de gauche et des
syndicats ouvriers de hâter cette prise de
conscience »
François Mitterand
« Ici et maintenant »
1980.



C’est à ce tournant politique de l’histoire de la V-ème République que François Mitterrand allait enfin véritablement trouver sa voie, prendre la pleine mesure de son personnage, s’imposer comme l’homme de la situation. Il s’était tenu à l’écart des élections Présidentielles de 1969, n’étaient-elles pas que l’épilogue sans gloire de Mai-68 ?... Elles exprimaient à la fois la mobilisation subsistante et la confusion politique suscitée par le vaste mouvement social encore récent . Si le candidat Jacques Duclos y réalisa le meilleur score du P.C.F. depuis les années de la libération, cela était l’expression de la mobilisation rémanente des masses en l’absence d’un autre candidat de gauche crédible. Par contre, le tandem Mendès-Deferre, qui ne représentait ni le passé récent ni l’avenir, ne réunit que 5 % des suffrages. Là prenait fin la carrière de cette formation dont le sort était scellé par la catastrophe électorale. Pour François Mitterrand l’effondrement de la S.F.I.O était au contraire une aubaine politique inouïe. Lui, homme quasiment seul, entrevit en cela la chance de se doter d’un outil organisationnel et poli- tique puissant et encore prestigieux, pour peu qu’on le dépoussière. C’est pour saisir cette opportunité qu’il devint manager politique et so- cialiste à la fois. En lançant une O.P.A. sur l’entreprise socialiste en li- quidation il se proposait, bien entendu, de lui imprimer son cours. Le « groupuscule » socialiste conservait encore plusieurs avantages en propres : il possédait un appareil puissant, de nombreux notables, un enracinement local réel. En prenant le commandement du P.S., c’était aussi de sa tradition, de celle de Jaurès et de Blum que Monsieur Mitterrand se faisait le continuateur. Il endossait le manteau du défenseur de la paix contre la guerre impérialiste et se couvrait de l’auréole du front populaire. Ainsi vêtu de quelques-uns des oripeaux les plus glorieux de la tradition socialiste française, le politicien Mitterrand allait pouvoir entreprendre sa croisade victorieuse pour le pouvoir. Le congrès d’Epinay de Juin 1971 consacra la réussite de l’opération de prise de contrôle du P.S. par François Mitterrand.. Avec l’aide de Pierre Mauroy, d’Alain Savary, celle aussi de Gaston Deferre, ce parti devenait l’instrument de sa politique. Sa politique c’était l’avènement de l’alternance, la volonté indispensable à la réalisation de celle-ci. C’était dans ce créneau historique que s’inscrivait son action, sans le- quel l’ambition personnelle eut été vouée à l’échec. Par sa nature et ses origines historiques, à cause de son enracinement ouvrier, du caractère particulier de ses relations avec la C.G.T. et de ses liens avec l’Union Soviétique, le P.C.F. ne pouvait prétendre deve- nir le parti de l’alternance. Non pas qu’il ne soit prêt lui même à donner des garanties, à multiplier les assurances sur sa volonté de « jouer le jeu » : respect des institutions, respect des alliances fondamentales, respect des grandes options économiques, politiques et militaires. Mais la confiance de la bourgeoisie ne s’obtient pas facilement. Inquiète, celle-ci redoute de lui céder la gestion de son Etat. Elle a peur qu’il ne joue pas jusqu’au bout « le jeu de l’alternance », qu’il lui fasse un « coup de Prague » (16) aux couleurs de la France. Le blocage de la situation politique et institutionnelle des années 70 résultait de l’existence et de la puissance persistante du P.C.F. Il occupait un espace électoral tel qu’il empêchait l’émergence d’un véritable parti d’alternance. Malgré ses trahisons, ses compromissions, ses erreurs, il était l’expression politique de la classe ouvrière, lui donnait conscience de son existence et de sa force. Il était aux yeux de la bourgeoisie et de la classe politique, une tumeur dans le corps social de la France, l’empêchant d’alterner en rond. Pour que l’alternance survienne enfin, non pas comme un accident de l’histoire non renou- velable, mais comme le mode d’existence normal des institutions, il fallait dans l’esprit de la classe politique venir à bout du P.C.F., le laminer électoralement, le marginaliser politiquement, le réduire socialement. Oui, il y avait là dessus consensus, mais comment s’y prendre ? C’était dans le choix de la méthode et des moyens que résidait la difficulté. L’union
Pour se faire, contrairement à ce qui était, depuis de longues années, la politique constante des socialistes à l’égard du P.C.F., Monsieur Mitterrand proposa au parti socialiste rénové d’accéder aux voeux des communistes. D’aller au devant de leur politique, de réaliser l’union de la gauche autour d’un programme commun de gouvernement. Ainsi viendrait il à bout de toutes les prévenances et capterait-il de façon certaine l’électorat communiste autour de son projet et de sa personne. Ainsi ferait-il naître une dynamique électorale à vocation majoritaire. Dès lors les choses furent rondement menées. Le 27 juin 1972, soit douze mois à peine après le congrès d’Epinay, Georges Marchais pour le P.C.F., François Mitterrand pour le P.S. et Robert Fabre pour le M.R.G. (17) signèrent le « Programme commun de gouvernement de la gauche ». L’accord incluant les radicaux de gauche s’équipait lui même de « garde-fous » anti-radicalisation. La mise en œuvre de la stratégie Mitterrandiste réveilla très vite toutes les pusillanimités de la bourgeoisie . La perspective de l’association des communistes au pouvoir suscitait des terreurs dans ses rangs. Mitterrand y passait pour un dangereux apprenti sorcier. Cette perspective n’était pas de nature à inquiéter le premier secrétaire du P.S., cela pour trois raisons simples. 1 - La stratégie électorale sur laquelle se fondait résolument cette politique, créait d’elle même des impératifs aptes à venir à bout de tous les extrémismes, de tous les maximalismes et d’éventuelles surenchères. Le secret en réside dans la course aux voix qu’elle suppose, impératifs renforcés à l’excès par la désignation du Président de la République au suffrage universel, et, par le vote majoritaire uninominal à deux tours applicable aux élections législatives. En termes électoraux, droite et gauche structurées s’équilibrent à peu près, 43 à 44 %, la décision se faisant sur les marges 10 à 12 %.(18) Par volonté de conquérir une part suffisante de celles-ci, propre à lui donner la victoire, chaque camp va se livrer aux manoeuvres de séduction les plus audacieuses. Ils n’hésiteront pas en chemin à affadir programmes et discours, allant même parfois jusqu’à accepter de brader quelques valeurs essentielles. C’est ainsi que le P.C.F. renia de son héritage « l’embarrassant » concept de dictature du prolétariat lors de son XXII - ème congrès en 1976. Faisant peu de cas de son opposition ancienne à la « force de frappe » devenue depuis « force de dissuasion », il en accepta le principe en 1977 à travers le rapport Kanapa. Il est, de plus, nécessaire selon cette logique de donner des garanties aux détenteurs des leviers du pouvoir réel : économique, administratif et militaire, pour qu’ils acceptent et tolèrent un pouvoir politique qui leur est étranger. Voilà, déjà, bien des contraintes qui se chargeraient le plus naturellement du monde de tempérer les exigences du P.C.F. Elles l’inciterait même, le cas échéant, à mettre un frein aux ardeurs de la base que la proximité d’une victoire pourrait susciter. Il va de soi que l’accession au pouvoir de « l’union de la gauche » ne pourrait avoir lieu, que dans le cas de figure où le parti socialiste aurait réussi à inverser, à son avantage, le rapport des forces internes de cette alliance. C’est à cette condition que les pouvoirs réels accepteraient de tolérer celle-ci. 2 - L’exercice du pouvoir a, sur une formation telle que le parti communiste, une influence délétère. Du temps où il prêchait seul, dans son désert, pour le rassemblement de « toutes les forces populaires anti-monopoliste », pour la politique d’union de la gauche, alors, semblait il, sans lendemain, le P.C.F. se barricadait dans son rôle d’opposition institutionnelle. Cette position sans avenir n’était pas sans présenter, d’un certain point de vue, quelques conforts et avantages. Elle lui permettait de cultiver son image ouvrière et d’opposition irréductible au Gaullisme et à ses institutions. En disant oui à l’union, oui au programme commun, le nouveau P.S. d’Epinay venait sur son propre terrain débusquer le P.C.F. de sa retraite. Il le contraindra à se brûler les ailes dans l’exercice réel des « responsabilités ». Un gouvernement issu des urnes, en dehors de toute mobilisation populaire, n’aurait d’autre alternative que de gérer au mieux la société capitaliste. Cela irait avec le cortège des nouveaux reniements, des désenchantements et des désillusions qu’un tel exercice suppose. Dans cette pratique du pouvoir réel, le P.C.F. avait beaucoup à perdre, à commencer par son image de marque ouvriériste. 3 - La troisième de ces raisons tenait à la nature de la fonction prési- dentielle sous la V- ème République. Dans le cas de renversement de majorité, cette fonction ne pouvait échoir qu’à François Mitterrand, il s’était longuement, patiemment, positionné pour çà. Son accession au poste de 1-er secrétaire du P.S., puis de vice-président de l’internationale socialiste, son rôle dans la réalisation de l’union et son paraphe au bas du programme commun, consolidaient encore sa position personnelle. Or, la politique de la V - ème République s’élabore à l’Elysée et non pas au palais Bourbon. Le P.C.F. en prenant part à la majorité présidentielle n’aurait pas d’influence décisive ni de moyen de contrôle sur le gouvernement et la « politique de la France ». Il ne pouvait donc représenter qu’un danger très relatif. Depuis 1969 le P.C.F. s’évertuait à contenir seul la mobilisation ouvrière. Il vit, dans la conversion soudaine du P.S. à l’union, la possibilité d’offrir un exutoire à la base, de lui proposer enfin une perspective crédible. Cette raison était à elle seule de nature à vaincre toutes ses méfiances. Il s’engouffra à corps perdu par la porte ainsi ouverte, soulagé. Aux travailleurs qui s’agitaient, à sa base électorale qui s’impatientait, il pourrait enfin répondre « Union ! Action ! Programme commun ! ». Aux « gauchistes » qui clamaient : « Une seule solution, la révolution » il pourrait rétorquer, couvrant leurs voix par le nombre « Une seule solution, le programme commun ». Aussi naïfs que les poilus de 14, les communistes français marchaient joyeux vers leur propre ligne bleue des Vosges, l’horizon du pouvoir. Pour conduire sa politique d’union de la gauche, le P.C.F. avait un besoin absolu : un partenaire. On ne fait pas l’union tout seul. Pour les besoins de cette ligne suicidaire il allait rendre vie à l’ectoplasme de feue la S.F.I.O. Bien entendu, il ne savait pas encore que c’était au détriment de sa propre vie, sa propre substance. L’unité d’action C.G.T. - C.F.D.T.
Devant faire face, aux premières loges, à la pression des luttes, la C.G.T. était elle même demanderesse d’une politique adaptée. Son 37 ème congrès confédéral en Novembre 1969 s’était défini « en faveur de l’établissement d’une démocratie économique et politique ». Henri Krasucki écrivait en 1972 « Un rassemblement des forces sociales doit nécessairement avoir une expression politique organisée. Cette expression est selon nous l’union de la gauche ». (19) C’est donc le plus simplement du monde que la C.G.T. emboîta le pas au P.C.F. La C.F.D.T, dans le sillage du P.S. et du P.S.U,. fit également sienne cette politique. L’union de la gauche trouva donc bien évidemment un prolongement syndical dans « l’unité d’action C.G.T. -C.F.D.T. ». Largement confortées par l’existence de cette perspective, les bureaucraties syndicales s’enhardirent. Leur tâche du moment était de préparer les mentalités ouvrières, qui ne l’étaient pas alors, à se couler dans le moule de la concertation sociale. C’est ainsi que les directions syndicales devinrent organisatrices de défaites. Les luttes étaient condamnées d’avance à l’échec du fait de leur orientation capitularde. (20) A les en croire, ces échecs successifs étaient plus que jamais à imputer au « blocage et à l’intransigeance patronale et gouvernemen- tale » . Il y avait en cela, bien-sûr, un fond de vérité. Mais l’action syndicale n’a t-elle pas précisément pour objet de venir à bout de cette intransigeance ?... La fermeté patronale n’était-elle pas à la mesure de l’indécision syndicale ?... Par cet artifice de l’argumentation, ce sont leur orientation et leur tactique que les directions s’efforçaient de soustraire à la critique. Ceux qui s’y risquaient étaient forcément mal intentionnés. Pour les appareils, ces explications avaient l’avantage d’ébranler la confiance des travailleurs dans l’efficacité de l’action, conséquemment de les inciter à s’en remettre aux vertus de la négociation. Celle-ci ne rapportait pas grand-chose mais elle ne nécessitait pas non plus de grands investissements. S’en remettre à la négociation, c’était pour les travailleurs déléguer leur pouvoir, confier leur avenir à ces courtiers de la lutte des classes que sont les fonctionnaires syndicaux. La concertation sociale mise en sommeil n’était pas abandonnée. Elle rythmait de plus en plus la vie syndicale et revendicative. Les grèves, journées d’action, 24 heures non renouvelables, étaient déclenchées du sommet en fonction du calendrier des négociations salariales, pour faire soi disant pression sur celles-ci. (21) Pour les bureaucraties, il s’agissait de faire la démonstration de leur « représentativité », de leur influence respective, de leur contrôle de la base. Une curieuse division des tâches s’instaura. Les petites organisations, qui n’ont guère de compte à rendre à personne ou sont suffisamment homogènes pour en prendre le risque (C.G.C., C.F.T.C., F.O...) signaient les accords salariaux de cette période, légitimant ceux-ci. Les grandes centrales, dont la préoccupation prioritaire est de garder le contrôle de la base, refusaient de parapher ces accords. Pour justifier leur attitude, elles revinrent au distinguo entre soi- disant « bons » et « mauvais » contrats. Elles ne signaient pas les contrats du moment car ils étaient « mauvais ». Cela sous-entendait de toute évidence que si d’aventure elles les jugeaient « bons », elles les signeraient. Une façon comme une autre, mais au moindre risque, de faire évoluer les mentalités vers l’acceptation de la « concertation sociale ». La C.G.T. et la C.F.D.T. voulaient en effet ménager l’avenir de la politique contractuelle. C’est pourquoi, à défaut de la cautionner, elles se gardaient bien d’entreprendre quoique ce fut qui puisse en compromettre l’avenir, la discréditer dans les consciences, la condamner dans son principe pour longtemps. C’était une mascarade de considérer, contre la majorité des salariés, comme applicables des contrats signés par une kyrielle d’organisations ultra-minoritaires. Il va de soi que, si les grandes centrales l’avaient voulu, elle n’aurait pas tenu un seul jour. Mais il aurait fallu alors déployer une autre stratégie de l’action, offensive celle-là, pour obtenir mieux par la lutte. Cela ne pouvait cadrer avec la volonté des appareils de reprendre le contrôle de la base, c’est pourquoi ils s’en abstinrent. Toute la stratégie syndicale de cette période fut centrée autour du « programme commun ». Elle y puisait sa justification et son équilibre. La première des conséquences générales de la signature de ce dernier, dommageable au mouvement ouvrier, fut la volonté systématique des appareils syndicaux de brader les luttes ouvrières. Aux lendemains des élections de Juin 1968, Georges Marchais n’avait-il pas dit : « chaque barricade nous a fait perdre 100 000 voix » ?... Les choses se passaient à présent comme si les dirigeants syndicaux craignaient que chaque lutte leur en fasse perdre quelques milliers. A propos de l’exemple Chilien, Henri Krasucki écrivait alors que les forces de gauche : « ...se préoccupent de s’assurer le soutien des larges masses populaire, n’hésitent pas à faire ensemble l’examen critique des faux pas et à les corriger, repoussent les activités aventuristes qui risquent d’amoindrir ce soutien populaire notamment dans les classes moyennes. ».(22) La C.F.D.T. était visée par ces propos. Ils s’efforçaient de calmer le jeu social dans le but de transformer la volonté revendicative en voix potentielles. De plus, ils voulaient, à l’intention des secteurs modérés de l’électorat, faire la démonstration de leur capacité à tenir solidement « leurs troupes » en main. Ils devaient prouver qu’ils étaient des gens sérieux et capables de gérer l’économie nationale. Ils élaborèrent à cet effet la doctrine du « syndicalisme responsable » par opposition aux « irresponsables » de tous bords, « gauchistes », travailleurs en lutte, etc. Cela ne pouvait, en effet, se passer sans mal. Une tension permanente s’instaura entre la base et les appareils syndicaux, une sorte de suspicion continuelle et réciproque. En de nombreux endroits cela aboutissait à des situations conflictuelles, à des débordements des consignes syndicales et de l’autorité des directions établies. Dans cette période, le créneau de l’avant garde ouvrière combative et celui de « l’extrême gauche » se situait là. Ils ne faisaient confiance ni à Mitterrand, ni au P.S., ni au P.C.F., pour appliquer jusqu’au bout la politique du programme commun. Tout en défendant certaines des revendications sociales, mesures économiques ou politiques qui y étaient inscrites, non sans réserves d’ailleurs, ils incitaient leurs camarades à la défiance. Pour que celle-ci aboutissent un jour, encore fallait-il que les travailleurs ne se laissent pas abuser par les espérances électorales. Ils devaient compter, avant tout, sur leurs luttes et leur mobilisation. Si d’aventure ils acceptaient de mettre celles-ci en sommeil, leur déception était certaine . (23) Une partie de bras de fer s’engagea alors. Elle opposait ceux, appareils syndicaux, directions politiques, qui incitaient les travailleurs à abandonner le terrain de l’action à ceux qui les exhortaient à n’en rien faire. Les premier prêchaient au nom de la perspective électorale et de la concertation sociale, les second en appelaient aux traditions ouvrières et à l’expérience historique. Il faut, disaient-ils, préserver ces atouts majeurs de la classe ouvrière que sont les luttes, la mobilisation l’organisation, ne pas céder aux sirènes du « crétinisme parle-mentaire ». Ils oeuvrèrent, de toute leur énergie parfois, dans cette direction, pour faire éclater et se développer les situations conflictuelles latentes. Cela se produisit souvent, mettant en relief la duplicité des appareils syndicaux et même parfois celle des directions politiques (24). Il en découla des situations riches en expériences et en enseignements pour les travailleurs. Ce qui était à l’ordre du jour c’était la préparation de débordements significatifs, aptes à faire valoir les vertus de la lutte contre les logiques nihilistes de l’électoralisme triomphant et de la concertation sociale honteuse. L’avant garde ouvrière et les militants « d’extrême gauche » n’avaient plus le vent en poupe, ils naviguaient déjà contre le courant, les forces de surcroît étaient inégales. Du coté des chantres de l’électoralisme, il y avait le poids des institutions, de la légalité, des médias, des puissants appareils politiques et syndicaux, de l’inexpérience des générations ou- vrières d’après-guerre et de la dynamique porteuse de l’union de la gauche. Du coté des défenseurs de la lutte, il y avait certes la mobilisation ouvrière qui survivait à Mai-68, mais ce n’était précisément qu’une survivance sans perspective, de petites organisations groupusculaires et quelques individualités. De plus, leur action n’était relayée, ni au plan syndical ni au plan politique, par un projet global capable de capitaliser les acquis non négligeables de ces expériences. Les idées de lutte, d’action immédiates, apparaissaient de moins en moins réalistes. La grève générale n’avait elle pas eu lieu en 1968 ?.. A quoi cela avait-il abouti ?... En l’absence d’un parti ouvrier capable d’en prendre la direction, à défaut d’une volonté politique, cela ne dé- bouchait sur rien de tangible. Un tel parti, une telle volonté politique existaient-ils à présent ?... En leur absence « la grève générale » prônée par certains, en guise de perspective, ne pouvait apparaître que désuète. Cela, d’autant plus que les syndicats ne voulaient pas de l’action et qu’ils tenaient bon face aux assauts de leur base. « La grève générale » moyen technique de l’intervention des masses ne pouvait se substituer à une perspective politique globale qui faisait bel et bien défaut. Par contre, la perspective électorale de « l’union de la gauche » elle, semblait accessible. Elle ne changerait probablement pas grand chose mais « ça changerait » tout de même et il n’y avait pas de grand risques à courir. Alors pourquoi ne pas la tenter ?... Tel était à peu près l’état de l’opinion populaire du moment. Les partis « de gauche » insistaient d’ailleurs de plus en plus sur cette seule notion de « changement ». Cette évolution, il faut bien l’admettre, de leur point de vue, était judicieuse. La droite politique française était aux affaires depuis 1958, elle avait même réussi à s’y maintenir après 1968. Cela avait fini par provoquer dans la population laborieuse un large sentiment de « raz le bol » et de frustration. Les évolutions récentes et critiquables du régime sous la présidence de Valéry Giscard d’Estaing avaient encore, car relayées par l’union de la gauche, aggravé ce sentiment jusqu’à en faire un véritable phénomène de rejet. « Changer » cela devenait un « leitmotiv » tout à fait indépendant de la finalité même du changement. La mayonnaise avait pris. L’espérance populaire se manifestait. On commençait à y croire, dans la rue, dans les citées périphériques, dans les « boîtes ». L’adhésion des uns venait à bout des hésitations ou du scepticisme des autres. On sentait monter la vague.(25). Submergées « l’extrême gauche » et l’avant garde ouvrière étaient pratiquement ré- duites au silence. Leurs mises en garde et leurs critiques devenaient incompréhensibles pour la grande masse des travailleurs. Les espérances devinrent certitudes. L’accord tacite finit par se muer en enthousiasme. La mobilisation électorale de la « gauche » atteignait son sommet. La victoire était à portée de la main, certaine en 1978. La désunion
C’est bien connu, les programmes des partis politiques ne sont pas faits pour être appliqués. Moins que tout autre, « le programme commun de gouvernement de la gauche » n’échappait à cette règle. La finalité même de celui-ci dans la stratégie Mitterrandienne, contenait en germe les prémices de la rupture. Il venait tout juste d’apposer sa signature au bas de ce document que, déjà, devant le congrès de l’internationale socialiste à Vienne, François Mitterrand déclarait le 28 Juin 1972 : « Notre objectif fondamental c’est de refaire un grand parti socialiste sur le terrain occupé par le P.C. lui même, afin de faire la démonstration que sur les cinq millions d’électeurs communistes, trois millions peuvent voter socialiste. C’est la raison de l’accord. ». Il s’agissait rien moins que de plumer vivant le faucon communiste. La question, pour Monsieur Mitterrand et ses amis, n’étant pas celle de la rupture objectivement inévitable, mais du moment ou elle surviendrait. En quelque sorte, jusqu’à quand cet oiseau supporterait-il qu’on lui arrache ses plumes ? « Quant aux difficultés de l’union, j’avais analysé dés 1971, avec mes amis, la contradiction que recelait notre démarche, contradiction inévitable » écrit-il dans son livre « Ici et maintenant ». « Pour que la gauche pût l’emporter en France il fallait que le parti socialiste devînt d’abord majoritaire à gauche. Mais comment, nous interrogions nous, le Parti Communiste supporterait-il le déclin puis la perte de sa suprématie ?... »(26) Mais, par son contenu même, le programme commun était promis à une mort certaine. Il y est écrit : « les dispositions du texte constitu- tionnel qui ont servies à l’instauration et aux abus du pouvoir personnel doivent être supprimées ou corrigées. . Il appartient au gouvernement, responsable devant l’Assemblée nationale, de déterminer et de conduire la politique de la nation. . La durée du mandat du président de la République sera fixée à cinq ans, un délai suffisant entre son élection et celle des députés à l’Assemblée Nationale évitant toute simultanéité ». (27) Ces dispositions avaient pour objet, sans le modifier au fond, d’infléchir le texte constitutionnel. Elles voulaient restaurer l’Assemblée Nationale dans ses prérogatives de contrôle de l’exécutif et limiter un peu celles du Président de la République. Elles n’étaient pas conformes à l’esprit du projet Mitterrandien. Celui-ci étant bâti autour de la fonction Présidentielle, en vue de l’alternance, telle que l’impose le texte de 1962 instaurant l’élection du Président de la République au suffrage universel . Il y avait donc là une incompatibilité qui ne pouvait manquer de se manifester tôt ou tard et qui condamnait par avance « le programme commun » à n’être qu’un leurre pour les foules. La victoire électorale faisait, bien entendu, partie du projet politique de « l’union de la gauche », mais la mobilisation populaire n’entrait pas dans celui-ci, elle lui était carrément étrangère. Il fallait, certes, une mobilisation électorale suffisante pour atteindre l’objectif de réunir une majorité. Mais elle devait rester strictement électorale, n’acquérir aucune capacité ni forme autonome, et, ne pas être trop puissante. Les partis de gauche, en effet, et François Mitterrand ne voulaient pas en devenir les otages. Ah ! combien avaient raison ceux qui incitaient les travailleurs à la dé- fiance ! Ces derniers l’apprirent à leurs dépens. Alors que depuis plus de cinq années, tous les appareils politiques et syndicaux s’étaient ingéniés à transformer la volonté de lutte en mobilisation électorale, alors que depuis trois ans déjà ils travaillaient à faire converger toutes les espérances vers l’objectif 78, à quelques mois de cette échéance majeure, les mêmes acteurs, se lancèrent dans une surprenante polé- mique. Ils organisèrent en un temps record la plus profonde confusion, semèrent le désarroi dans leurs propres rangs. Les travailleurs disaient : « ils le font exprès, veulent-ils perdre les élections législatives de 1978 ?... ». Certains pensèrent même et dirent à nouveau qu’ils ne voulaient pas du pouvoir. Pour l’essentiel, on peut affirmer que les électeurs de « gauche », les travailleurs, et même la plupart des observateurs politiques de toutes opinions, ne comprirent pas le sens réel de cet épisode. Les partis et les dirigeants de la « gauche » voulaient du pouvoir, Mitterrand et le P.S. en voulaient tout particulièrement. Mais à leurs conditions, dans le strict respect des institutions. Pas question pour eux de se fourvoyer dans la situation inconfortable qui fut celle du gouvernement de 1936. Après la constitution du Front Populaire, Juillet 1935, sa victoire électorale en mai-juin 1936 provoqua l’enthousiasme et donna le signal de l’offensive aux ouvriers de l’époque, induisant bien malgré elle la grande grève de juin 1936. Sous la pression de celle-ci, le gouvernement avait été contraint d’aller plus loin qu’il ne l’eut voulu (semaine de 40 heures, congés payés). Mitterrand n’était pas Blum, il n’était pas disposé non plus à jouer les « Allende » Français. L’orientation capitularde des organisations syndicales de 1972 à 1978, avait déjà quelque peu entamé la capacité de lutte de la classe ouvrière. Le nombre de jours de grève recensés est un bon indicateur de la combativité. Alors que ce chiffre était de 6. 311.000 en 1974/75, il chuta à 5.002.000 pour la période 1976/77. Mais la volonté d’en découdre n’avait pas disparu. De toute évidence, les espérances déçues et bafouées de 1968 n’avaient fait que changer de navire. Elles s’étaient embarquées sur « Horizon 78 ». En les canalisant, en s’efforçant d’absorber dans ses flancs la combativité refoulée, l’union de la gauche, en avait acquis quelques traits de caractère explosifs. Dans de telles conditions, sa victoire électorale certaine et prochaine comportait le risque de déclencher une vaste et profonde dynamique de mobilisation populaire. La mise à la disposition d’un président de droite honni, d’une Assemblée Nationale « de gauche » portée par une forte mobilisation populaire aurait précipité la crise des institutions. Survenant dans des conditions si défavorables, cette « cohabitation » conflictuelle était de nature à faire voler en éclats la constitution Gaulliste. D’un certain point de vue, la droite avait raison quand, dans le cours de la campagne électorale de 1978, elle posa le problème en termes de choix de société. Non pas, bien sur, que cela soit inscrit dans « le pro- gramme commun », ni dans la stratégie de l’union de la gauche, ni d’ailleurs dans la doctrine d’aucun des partis qui la composaient, com- me la droite l’affirmait à tort. Mais le risque en était inscrit dans cha- cune des conditions objectives de l’époque. C’était d’ailleurs sur ces potentialités de mobilisation populaire et ouvrière que se fondait l’action de « l’extrême gauche » à la périphérie de l’U.G. Là le syn- drome du « front pop » dominait les consciences. Encouragée par la victoire électorale, la mobilisation ouvrière se chargerait de contraindre les partenaires de « la gauche » à appliquer leur programme et même à aller au delà. Tel était le schéma. La revendication d’un gouvernement P.C. - P.S., sans M.R.G. ni gaulliste de gauche, conçu comme un gou-vernement ouvrier, fut le point d’arrimage par lequel « l’extrême gauche » attela son wagon au train de l’U.G. La droite n’était pas seule à s’en inquiéter. Les potentialités extra-parlementaires acquise par leur politique, voilà qui n’avait de cesse de tourmenter les partenaires de l’U.G. Le spectre de 1936 les hantait, et les hanta jusqu’au bout.(28) La mobilisation populaire sur le terrain des luttes, était source de terreurs quasi permanente pour les appareils syndicaux. Le P.C.F. avait alors réussi à se dérober à ses responsabilités historiques en sauvant semblait-il l’essentiel - Semblait-il seulement, car il n’avait fait en vérité que repousser à une échéance ultérieure sa crise fondamentale - Il ne tenait nullement à se retrouver à nouveau, de son fait, dans une situation aussi périlleuse. Leur but commun était donc bien d’accéder au pouvoir dans le cadre du fonctionnement normal des institutions. Le P.S,. pour sa part, voulait faire fonctionner l’alternance politique qui projetterait ces dernières dans l’avenir. A l’évidence, personne à gauche ne voulait plus d’une remise en cause de la loi fondamentale de 1958 (et 1962). Loin était le souvenir « du coup d’état permanent » ( F. Mitterrand. 1964), de l’exigence de « la véritable démocratie » (P.C.F. 1961). Loin, le temps où certaines composantes de ce cartel voulaient la modifier sur quelques points essentiels. Au fur et à mesure que l’éventualité d’une victoire électorale se précisait, les divers partenaires de « la gauche » multipliaient les promesses et les engagements, ouverts ou voilés, de ne pas profaner le sacro-saint héritage Gaulliste. Les amendements constitutionnels encore retenus se limitant à ceux admis comme nécessaires à plus ou moins long terme, par toute la classe politique, droite et gauche confondues (ex : raccourcissement du mandat présidentiel, régionalisation, etc)... Dans le dispositif institutionnel de la V - ème République, la vocation d’échéance « alternante » appartient à l’élection Présidentielle, et non aux élections législatives. L’objet de ce scrutin étant seulement de donner au Président la majorité dont il a besoin pour conduire son action. En voulant investir les élections législatives d’une signification qui n’est pas la leur, des responsables politiques couraient le risque de provoquer un grave imbroglio. Les institutions ne pourraient en sortir dans le meilleur des cas que très affaiblies. Cela ne devait donc pas avoir lieu. L’entrée de la France dans la crise, depuis 1974, ne faisait qu’accroître les périls d’une telle situation. La « gauche » ne voulait pas d’avantage de crise sociale qu’elle ne désirait de crise institutionnelle. C’est pourquoi la pratique de « l’union de la gauche » devait pour un temps se changer en pratique de la désunion. Un consensus tacite existait pour venir à bout de cette mobilisation, en éliminer les dangers extraparlementaires. La capacité d’intervention propre de la classe ouvrière restait grande encore, mais les illusions unitaires de la période programme commun avaient eu, au yeux des stratèges politiques, l’immense mérite de la leur subordonner. Ils l’avaient patiemment canalisée, captée, embarquée sur leur bateau. Elle était maintenant en leur possession, ils avaient sur elle droit de vie et de mort. Ils usèrent sans vergogne de ce pouvoir excessif. Le sabordage eut lieu en septembre 1977. Bien entendu, chacun des protagonistes s’efforça de faire endosser par l’autre la responsabilité du forfait. C’était comme l’on dit : « de bonne guerre », le rapport des forces entre les partenaires pouvant ultérieurement en dépendre. Les communistes en attribuèrent la responsabilité au P.S. et à Mitterrand, qui, dirent ils, avaient viré à droite. En 1985, plus que jamais, ils maintenaient et signaient cette version. Les socialistes et Mitterrand en attribuèrent la responsabilité au P.C.F., qui, dirent ils, se livra à des surenchères. En 1985, plus que jamais, ils maintenaient et signaient cette version. Voilà même qu’un mystérieux « Fabien », probablement une ombre échappée de l’Elysée, venait récemment renforcer cette thèse, en révélant que la responsabilité en incombait bien au P.C.F., il en avait reçu l’ordre de Moscou. (29) Foutaises, que toutes ces discussions byzantines sur les responsabilités respectives des uns ou des autres ! C’était toute la logique politique de leur projet électoraliste qui impliquait cette rupture, la rendant inéluctable. Pour parler à la façon de Clausewitz, la désunion de la « gauche » n’était que la poursuite des objectifs de l’union par d’autres moyens. La nouvelle politique de « désunion de la gauche » devait liquider les prétentions des masses à faire « intrusion » sur le terrain de la lutte politique directe. A cet effet, les élections législatives de 1978 devaient être perdues, elles le furent. La victoire tellement certaine six mois plus tôt ne se produisit pas, exemple type du « non événement ». Le coup fut dur pour l’électorat de gauche, pour les travailleurs, pour le moral de la base. Mais cela était encore insuffisant, il fallait désarticuler la mobilisation électorale, n’en faire qu’un pantin sans squelette entièrement au pouvoir des stratèges politiques. Cette tâche, de part sa nature, était plus particulièrement du ressort des appareils syndicaux. Recentrage et division syndicale
De même que l’unité d’action C.G.T. - C.F.D.T. avait été le prolon- gement syndical de « l’union de la gauche », à l’heure où il fallait conduire les luttes dans le giron des partis, la division et la polémique C.G.T. - C.F.D.T. devinrent les prolongements syndicaux de la « désu- nion de la gauche ». Ils s’employèrent à la faire pénétrer dans les entreprises, dans les profondeurs de la classe ouvrière. La rupture de l’union, la défaite électorale qui s’en était suivie, la responsabilité des directions politiques dans cette situation, tout cela nourrissait la déception, au-delà même l’amertume, la colère, la défiance de la base. Il en résulta pour un temps une nouvelle chance donnée aux défenseurs des luttes et de la mobilisation. Un moment mise à l’index, la tactique du « harcèlement-débordement » revint à l’ordre du jour. Mais elle souffrait des mêmes faiblesses qu’autrefois, aggravées à présent par les effets de la démoralisation qui commençait à se faire sentir. Si la défiance à l’égard des directions syndicales et politiques avait fait un chemin considérable, c’était pour prendre une tournure négative. Allait-elle se muer en prostration ?... L’engagement entre les chantres de l’électoralisme et de la concertation sociale et le dernier carré des défenseurs des luttes et de la mobilisation acquit les caractéristiques d’une course de vitesse. Les appareils syndicaux n’hésitaient pas à casser les mouvements, à exclure des militants combatifs et à invectiver les travailleurs. Ils pratiquaient la politique de la terre brûlée pour extirper les nids de la contestation. Ils achevaient ainsi de se discréditer, ils accéléraient la fonte de leurs effectifs et le recul de leur audience, qu’importe ! « on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs » dit le bon sens populaire. Or, leur priorité du moment était de faire barrage aux luttes, quoiqu’il en coûtât. Ce ne fut pas sans résultats. Après la première fracture, survenue au milieu de la décennie, à la suite du cassage des grandes grèves de Renault et des P.T.T. de 1974, la combativité ouvrière en connut une deuxième en ces années 77 - 78, dans la foulée de la liquidation du programme commun. De 5.000.000. de journées de grève recensées en 1976-77, ce chiffre tomba à 3.056.000. Tirant à sa façon les enseignements de la rupture de « l’union de la gauche » et de l’échec électoral de 78, Edmond Maire décréta qu’il fallait cesser de rêver. La période euphorique de l’union, de l’action et des illusions était close. Close la période où les lendemains socialistes et autogestionnaires apparaissaient à certains militants comme une perspective immédiate et concrète. Au congrès de Brest de sa confédération, au début de l’année 1979, Maire invita celle-ci à adopter un cours « réaliste ». Celui qui explique que la crise est là, incontournable, et qu’il faudra bien que les travailleurs consentent à faire des sacrifices. Il était un des premiers à prendre ce virage, il serait bientôt suivi par de nombreux autres. Tel était le sens du « recentrage » de la direction confédérale de la C.F.D.T. Cette orientation cadrait parfaitement avec les impératifs de la période qu’elle inaugurait Elle confirmait le sens stratégique de la rupture de l’U.G., au seul bénéfice du projet Mitterrandiste. Elle contribuait à contenir l’élan des travailleurs, elle préparait les mentalités à la venue de « la gauche » au pouvoir et aux nécessités de la gestion réelle qu’elle ne manquerait pas d’invoquer alors. Elle préparait les travailleurs a s’accommoder de la crise capitaliste, gérée à leur dépens, par ceux là même qu’ils auraient élus. Le « recentrage » de la C.F.D.T. était, de plus, la matière de la division que Maire offrait à Séguy et Krasucki forts pressés de s’en emparer. Les mécanismes de démarrage des luttes à la base, qui conduisaient aux débordements, étaient presque toujours identiques. Les travailleurs partant de la constatation simple de leur communauté d’intérêt dans la défense des revendications, décidaient de faire fi des divergences syndicales et engageaient la lutte « sine die ». En exacerbant la polémique et les divisions syndicales jusqu’à pourrir l’ambiance à la base même, en rendant ainsi difficiles, sinon impossibles, les contacts syndicaux dans les entreprises, les dirigeants conçurent la meilleure, car la plus efficace, des armes anti-lutte et anti-débordement. C’est pourquoi ils se vautrèrent avec une apparente délectation dans des polémiques aussi désuètes que stériles . La finalité en étant de bloquer, de manière préventive, les dernières velléités offensives de la base. Dans la grisaille sociale de ces trois années 1978 à 1980, seules les luttes pour la défense de la Sécurité Sociale s’inscrivirent en positif. Sous la forme de « journées nationales d’action » elles ne donnèrent pas lieu à des débrayages très importants, mais, se signalèrent toutefois par d’imposantes manifestations de rue. Elles témoignaient déjà d’avantage de la volonté des appareils de gérer le fond de combativité subsistant que du maintien de réelles capacités de luttes autonomes des travailleurs. Les nombreuses grèves partielles qui avaient eu lieu à la S.N.C.F., aux P.T.T., dans l’automobile, la sidérurgie, etc... se caractérisaient surtout par leurs aspects de grèves sectorielles, dures, sauvages, bouchons. Ultimes manifestations de la combativité brisée, elles étaient incapables de rompre leur isolement, d’entraîner dans l’action des secteurs décisifs. L’impossibilité dans laquelle furent les travailleurs durant cettepériode, de secouer de façon significative la chape bureaucratique, était symptomatique de leur enfermement déjà acquis dans le piège de la stratégie électoraliste. Les capacités de mobilisation des masses dès lors profondément entamées, le « changement » pourrait enfin avoir lieu, en douceur, proprement, sans risque de crise, ni institutionnelle, ni politique, ni sociale. Il pourrait avoir lieu dans l’ordre et dans la dignité tant prisés par les bourgeois, c’est à dire sans risques pour leurs privilèges. * * * Les nombreux artisans de cette situation nouvelle n’en maîtrisaient pas les finalités. Ils oeuvrèrent, plus ou moins consciemment, pour rendre possible la réunion d’une majorité, l’accession de « la gauche » au pouvoir. Le terrain à présent déblayé, des prétentions extra-parlementaires de la mobilisation populaire, des contraintes d’un programme de gouvernement et des nostalgies du pouvoir d’assemblée dont il était porteur, des risques qu’une période de cohabitation aurait fait courir aux institutions, le projet originel paraissait avoir subi une métamorphose. Venue à maturité, « l’union de la gauche », simple chrysalide, avait éclaté pour laisser la stratégie Mitterrandiste acquérir sa vie et sa forme définitives. L’ensemble du dispositif était maintenant prêt pour la conquête d’une majorité Présidentielle, pour le fonctionnement de l’alternance politique en 1981, en parfaite harmonie avec la lettre et l’esprit de la constitution.
III






L’avènement






de l’alternance politique.
« ..Et de même que, dans la vie privée, on
distingue entre ce qu’un homme dit ou
pense de lui et ce qu’il est et fait réelle-
ment, il faut distinguer, encore d’avan-
tage, dans les luttes historiques, entre la
phraséologie et les prétentions des partis
et leurs intérêts véritables, entre ce qu’ils
s’imaginent être et ce qu’ils sont en réa-
lité. »
Karl Marx
« Le 18 brumaire de louis Bonaparte »

La politique de « l’union de la gauche » de 1972 à 1977, avait eu son sens et ses objectifs particuliers, tous d’une grande importance pour la suite. C’est en effet durant cette période que fut crée une dynamique électorale à vocation majoritaire. Elle avait permis de placer le mou- vement populaire sous la férule des politiciens. Cette première phase fut celle de l’ascension électorale vertigineuse du parti socialiste. Lui, qui ne pesait que 5% de l’ électorat en 1969, avait atteint le score de 20,65 % des suffrages, aux élections législatives de 1973, juste après la signature du Programme Commun. Encore derrière le P.C.F. lors des législatives, le P.S. prenait la tête d’une très courte longueur aux élections cantonales suivantes (P.S.= 21,9 % P.C.F.= 21,7 %). La tendance allait dès lors s’accentuer au fur et à mesure des scrutins. Le Programme Commun avait été signé en 1972, l’échéance présidentielle devant se situer normalement en 1976, le délai était suf- fisant pour se préparer à l’alternance. Mais, le décès du Président Pompidou, le 21 avril 1974, vint quelque peu précipiter les choses. L’élection Présidentielle eut lieu en mai 1974. Cela était trop tôt, l’alternance n’était pas prête à fonctionner. Non pas du point de vue de la mobilisation électorale, comme le prouvèrent les résultats du second tour, 300 000 voix seulement manquant au candidat unique de « la gauche », mais du point de vue des conditions objectives. Aux élections législatives de mars 1973 le P.C.F. avait encore obtenu 21,4 % des suffrages, le P.S. 19,1 % et les radicaux de gauche 2,1 %. Certes le rapport des forces commença à s’inverser aux cantonales de l’automne, mais seulement faiblement, et le processus n’en était encore qu’à son début. Ce début d’inversion de l’équilibre P.C.- P.S., n’empêcha pourtant pas les communistes de soutenir dés le premier tour la candidature unique de « la gauche » en la personne de François Mitterrand. Mieux, à l’instar des Radicaux de Gauche, ils furent les premiers à la souhaiter. Oubliant les règles les plus élémentaires de prudence politique, au mépris des intérêts de leur propre parti, ils jouèrent à fond la carte de l’union. Peut-être espéraient ils que l’alternance se réaliserait alors ?... n’avaient ils pas intérêt à ce que la victoire se produisît avant que le rapport des forces ne tourne carrément à l’avantage des socialistes, tant que l’existence du Programme Commun leur assurait un certain moyen de contrôle de leurs alliés ? Par cette attitude, ils contribuèrent en tout cas à faire définitivement de François Mitterrand le symbole de « la gauche unie » et ouvrirent la voie à la mobilisation électorale des années 74 à 77. Celle-ci fut justifiée par la crédibilité qu’avait acquise, à travers les présidentielles, l’idée d’une victoire électorale prochaine . Ne manquait-il pas à « la gauche » que quelques dizaines de milliers de voix ? En faisant le « forcing » de la sorte, les communistes avaient eu l’intention de précipiter les événements. Ce fut sans succès . Les élec- tions partielles de l’automne 1974 valurent de nouveaux progrès aux socialistes. Le P.C.F., qui stagnait, apprit que sa politique ultra-unitaire des Présidentielles n’avait pas été payante pour lui. Ses dirigeants en conçurent une grande amertume. François Mitterrand s’en cru justifié à suggérer aux historiens que les communistes étaient décidés à rompre dès cette époque.(30) La vérité était plus vaste. L’inversion du rapport des forces électorales P.C. - P.S. étant réalisé, M. Mitterrrand et les siens avaient autant de raisons que les dirigeants communistes d’inscrire à leur ordre du jour la rupture de l’union. Celle-ci, en effet, perdait en l’atteignant l’un de ses objectifs principaux. Pourtant, ni les uns ni les autres, n’avaient intérêt à ce qu’elle se produisît trop vite. Du point de vue des socialistes, la dynamique unitaire n’était à l’époque ni suffisamment solide, ni suffisamment ancrée dans les consciences. La rompre était alors prématuré. Le fort niveau de combativité ouvrière, dont la coalition électorale ne s’était pas encore rendu maîtresse, aurait balayé celle-ci et mis à mal ses diverses composantes, si elles avaient fait preuve d’autant de légèreté. L’éloignement des prochaines échéances électorales clés, nécessitait que le cadre en fut maintenu pour un temps encore. Sans quoi, la dynamique unitaire-électoraliste risquait d’être gommée par les luttes, avant même d’avoir eu sa véritable chance. L’intérêt des communistes rejoignait celui des socialistes. La rupture de l’U.G. les aurait, à nouveau, mis dans la situation inconfortable des années 69 à 72. Il leur aurait fallu faire face, seuls et sans perspective, à la pression des luttes. En cette année 1974, la combativité ouvrière atteignait des sommets. La décision de la rupture, de part et d’autre, ne fut donc prise que plus tard. 1974 ne fut qu’un intermède, une parenthèse, dans l’œuvre de préparation de l’alternance. 1978 fut, elle, une échéance périlleuse. Mais, le Parti Socialiste et le Mouvement des Radicaux de Gauche, avec l’aide du P.C.F,. réussirent le tour de force de liquider le Programme Commun, devenu sans objet, sinon encombrant, sans paraître y toucher. Ils observèrent de leur coté une attitude en apparence la plus passive possible, laissant pour l’essentiel jouer les conditions objectives. Ils donnèrent au P.C.F., dans le cadre des discussions sur la « réactualisation », juste ce qu’il fallait de matière pour justifier sa volonté de se retirer. Sa politique des quatorze dernières années l’avait conduit là, dans ce qui était devenu pour lui un bourbier. Mitterrand, en finesse, fournissait sa part de prétexte.(31) dont Marchais se saisissait, aussitôt, sans ménagement. Il reprenait ses billes avec la candeur que lui inspirait son soulagement. Enfin, au plan syndical, avec le « recentrage » qu’il imposa à sa centrale, Edmond Maire donna à la C.G.T. matière à rompre l’unité d’action. A l’instar de Marchais, c’est avec un empressement non feint que Séguy et Krasucki se saisirent du prétexte. Dans les deux cas, P.S. et M.R.G. d’une part, C.F.D.T. - Maire de l’autre, se bornèrent à apporter leur contribution à la division dans le cadre de discussions de sommet ou d’orientations stratégiques. ce à quoi les grandes masses étaient étrangères, ne saisissant pas pour l’essentiel les tenants et les aboutissants des orientations en débat. Après quoi, ils laissèrent au P.C.F. et à la C.G.T. le loisir de s’agiter et de les invectiver. Ce furent donc ces derniers qui apparurent comme les fauteurs de division. Peut-être étaient ils de bonne foi, peut-être avaient ils quelques raisons valables ?... Qu’importe, ils criaient trop fort, cela finit par indisposer leurs auditeurs et à la longue cela leur fut nuisible. Ce sont le P.S. et la C.F.D.T. qui bénéficièrent pour un temps d’un préjugé favorable dans l’opinion. Comme le dit le langage populaire, ce sont eux « qui tirèrent les marrons du feu ». Pourtant, ceux qui se laissèrent abuser par les responsabilités des seuls communistes, au demeurant évidentes, ne purent prendre la mesure exacte de l’événement que constituait la rupture. C’est ainsi que, par exemple, certaines composantes de « l’extrême gauche », qui créditaient le parti socialiste de fidélité à « l’union de la gauche », ne purent appréhender avec justesse la stratégie de celui-ci. Après, comme avant cet épisode capital, elles persistèrent à voir en lui un parti ouvrier engagé dans une stratégie réformiste. Cela cadrait si harmonieusement avec leur « schématèque » qu’elles en oublièrent leur règle d’or « l’analyse concrète de la réalité concrète », préférant l’accommoder. Elles occultèrent l’opération Mitterrandiste, qui se profilait derrière la stratégie socialiste, à laquelle les institutions donnaient leurs poids et leur crédit. Les élections législatives de mars 1978 (22,6% des suffrages allant au parti socialiste contre 20,6 % au parti communiste) consacraient définitivement le P.S., premier parti de la gauche parlementaire. Or, cette inversion du rapport des forces interne de « la gauche » était, nous l’avons vu, la condition « sine qua non » de la réussite de son projet. Cette prise d’avantage du parti socialiste en son sein la rendait apte, dès lors, à attirer à elle les classes moyennes et les professions libérales. Elle lui ménagerait ultérieurement la neutralité, si ce n’est la confiance, de certains secteurs de la bourgeoisie et des milieux d’affaires. Mais, surtout, cela rendait acceptable aux yeux des pouvoirs réels l’éventualité de sa victoire, toutes conditions qui n’étaient pas établies en 1974. A ce tournant donc, le projet stratégique de François Mitterrand avait pris corps et acquit son maximum de crédibilité. La défaite, durement ressentie par la base électorale de « la gauche » en 1978, n’en était pas une pour l’opération Mitterrandiste. Paradoxalement, les résultats de ces élections approfondissaient les conditions de sa victoire ultérieure. Avant l’échéance majeure de 1978, plusieurs autres échéances électorales mineures (cantonales de 76, Municipales 77), ou élections partielles, avaient eu lieu. Si elles confirmaient la poussée de « la gauche » , elles allumèrent aussi plusieurs clignotants avertissant le P.C.F. du danger imminent. Ce sont ces alertes qui l’incitèrent pour sa part à prendre et à assumer les risques inhérents à la rupture de 1977. A travers les résultats du scrutin de mars 78, les communistes français entrevirent, cette fois nettement, les risques de leur marginalisation électorale. L’union s’était faite à leurs dépens, la désunion aussi. Regardant vers l’horizon de l’élection présidentielle de 1981, ils prirent peur . Cette perspective en effet ne pouvait manquer de les inquiéter. Ils n’ignoraient pas que le jeu normal des institutions aidant, l’élection du président au suffrage universel, la personnification du débat qui en résultait, la bipolarisation politique extrême, tout cela allait cette fois jouer à fond contre leur parti. Le risque existait même de provoquer jusqu’à l’érosion du noyau ferme de son électorat. C’est pourquoi, cédant à la panique, le P.C.F. se mit à donner de violentes ruades désordonnées et, à divers niveaux, des signes d’énervement. Dès lors, toutes les initiatives qu’il allait prendre, dans la dernière ligne droite, pour tenter de conjurer le sort, devaient invariablement se retourner contre lui. Ainsi en avait-il été de sa polémique à l’encontre du P.S., accusé d’avoir « viré à droite », ainsi en fut-il de l’inscription à domicile sur les listes électorales, réalisées par plusieurs municipalités communistes. Cette initiative, censée amener aux urnes des couches populaires qui traditionnellement les boudent, aurait pu tout aussi bien, en d’autres temps, apparaître comme une manifestation de haute conscience civique. Elle apparut comme l’expression d’une volonté manipulatoire. Ainsi en fut-il de l’opération de Vitry contre un foyer de travailleurs immigrés. Elle était censée exploiter les sentiments les plus vils d’une fraction de la population en démontrant que le P.C.F. lui aussi posait le problème de l’immigration. Prenant ici à contre pied ce que l’essentiel de son électorat tenait pour l’une des tradition les plus chères à la politique communiste, cet épisode douloureux contribua à déstabiliser des couches de ses sympathisants et même un grand nombre de ses plus fidèles militants.(32) Ainsi en fut-il de cette autre opération médiatique qui consista à désigner nommément et publi-quement un jeune homme de Montigny les Cormeilles comme « trafi-quant » de drogue. Celle-là était censée exploiter l’angoisse des parents et donner du P.C.F. l’image d’un parti d’ordre, apte à prendre en compte les problèmes de « sécurité » et de lutte contre la petite délinquance. Elle donna la nausée à de larges fractions de l’électorat de « gauche » et ne parvint à fixer de certains militants communistes que l’image peu reluisante de délateurs. Cela était d’autant plus grave que ça ne pouvait manquer de rentrer en résonance, dans la conscience collective, avec ce que celle-ci avait retenu d’une certaine image de la société soviétique. En apparence impassible, François Mitterrand laissait s’agiter les uns et les autres : Marchais qui l’invectivait, Rocard dont l’éventuelle candidature faisait grand bruit dans les médias, et même ceux de l’ombre, « les Fabiens » qui remuent, mais est-ce vraiment un hasard, les sales affaires toujours au moment opportun.(33) Il s’agissait alors d’une « affaire Marchais ». Opération judicieusement menée, faite pour déstabiliser le futur candidat jusque dans son propre parti. Elle visait celui-ci dans ce qu’il y a de plus cher et de plus sensible à la mémoire collective des communistes français, l’histoire de leur parti dans la lutte contre l’occupant nazi. Cette fébrilité préélectorale était favorable à l’homme tranquille qui n’y était pour rien. Les uns et les autres occupaient le devant de la scène, parfois malgré eux, montaient au créneau. Lui observait la réserve, gardait le calme olympien, qui sied à un chef d’état de la V - ème République. Il maîtrisait le temps et ménageait ses effets. L’homme, en 1965 déjà, avait été, contre De Gaulle lui même, le candidat unique de « la gauche ». Il avait mis celui-ci en ballottage et réalisé un score honorable au second tour avec 45 % des suffrages. L’homme qui sut sagement se tenir à l’écart des élections Présidentielles de 1969, épilogue de la tourmente de 1968. L’homme du congrès d’Epinay et de la signature du « programme commun de gouvernement de la gauche » de 1972 , l’homme des incontestables succès électoraux du P.S. de 1972 à 1978 , l’homme enfin qui, en 1974, s’était définitivement imposé comme le candidat unique et le symbole de « l’union de la gauche », passant tout près de la barre des 5O %. Cet homme-là n’avait-il pas déjà, de façon magistrale, procédé au renflouement du vieux rafiot de la S.F.I.O., faisant de lui le premier parti politique de la gauche et peut-être même du pays ? Toutes ces circonstances contribuaient à brosser du personnage une image hors du commun. Au milieu de la tempête, des polémiques, de la division qui agitaient « la gauche » il apparaissait de plus en plus comme le dénominateur commun, le lien unique quoique ténu, qui subsistait. Après la rupture de l’union et la défaite de 78, n’avait-il pas maintenu l’ancrage à gauche de son parti, se fondant sur l’alliance interne du courant majoritaire avec le « C.E.R.E.S. » de Jean-Pierre Chevènement ?... Cela rendait caduques les accusations du P.C.F. d’avoir « viré à droite », et allait lui permettre sous peu de récolter tous les bénéfices de la rupture de 1977. Il n’était plus seulement un symbole, il était devenu l’incarnation d’une politique. Cette situation faisait de l’ homme une sorte de « deus ex machina ». En le projetant au dessus de la mêlée, elle lui conférait déjà un rôle d’arbitre. L’alternance de gauche
A la veille de l’échéance présidentielle de 1981, la morosité régnait. La démoralisation était profonde et l’écoeurement quasi général. La politique d’union de la gauche avait réussi à capter les espérances po- pulaires. La politique de désunion de la gauche était parvenue à diluer la forte mobilisation ouvrière post soixante-huitarde. Seule subsistait la voie étroite et sans gloire du vote « Mitterrand ». Cette perspective ne soulevait pas de grands enthousiasmes, ne suscitait pas la liesse des foules. La victoire de Mitterrand n’était d’ailleurs pas acquise et le plus grand nombre la tenait pour improbable. Mais cette voie étroite était aussi, en quelque sorte, une voie forcée. N’était-ce pas probablement la dernière chance de « la gauche », tout au moins dans sa forme du moment, issue de la conjonction entre la politique communiste et le projet stratégique conçu par François Mitterrand ? C’est pourquoi, malgré le scepticisme dominant, de nombreux électeurs votèrent pour lui dès le premier tour. Ainsi, bien que la polémique et la confusion aient atteint leur paroxysme durant la campagne électorale, la logique des institutions aidant, celui qui n’était encore que le candidat du P.S., réalisa d’emblée un score important,25,84 %. Il se situait trois points seulement derrière le président sortant, 28,31 % mais plus de dix points devant le candidat du P.C.F., 15, %. Cet important revers du Parti Communiste était la première d’une grande série de victoires de Mitterrand en 1981. Elle confirmait la justesse de son orientation qui, jusque là, rencontrait toujours quelque scepticisme à droite et au « centre » bien sûr, mais aussi chez les radicaux de gauche et jusque dans les rangs du P.S. Le rapport des forces internes de « la gauche » était nettement en sa faveur. Les mécanismes de la polarisation politique et le réflexe du « vote efficace » de l’électorat avaient pleinement fonctionné. François Mitterrand avait misé sur ceux-ci ainsi que cela ressort de son action précédente et de son dernier livre, « Ici et maintenant », avant l’échéance des présidentielles». Il y écrivait : « L’immense masse des électeurs de gauche désire le succès du candidat qui la représentera au deuxième tour de scrutin. L’immense majorité des électeurs communistes partage ce sentiment. Malheur aux dirigeants et malheur aux partis qui l’oublieront. ». Aucune des dernières initiatives du P.C.F. n’avait atteint l’objectif escompté. Par contre, elles avaient de toute évidence réussi à semer le trouble et le désarroi dans ses rangs et parmi son électorat. La cohésion de celui-ci s’en trouva fragilisée à la veille d’une échéance aussi capitale. C’était en 1974 que le P.C.F. avait eu tort de ne pas présenter de candidat au premier tour, il avait raison de le faire en 1981. Mais, comme précisément il ne l’avait pas fait en 74, sa candidature de 81 apparaissait d’emblée comme suspecte. Dernière en date de ses initiatives, la candidature Marchais fut, pour lui, la plus désastreuse. Ne faisant qu’aggraver la situation, elle provoqua même une dissidence interne. Georges Marchais se désignait lui même comme le seul candidat « anti-Giscard » , mais la grande masse de l’électorat de gauche le ressentit comme un authentique candidat « anti-Mitterrand », candidat de la division, danger le plus tangible pour la réalisation de cette ultime chance de victoire. Toutes les tentatives faites en catastrophe par le P.C.F. pour limiter les dégâts prévisibles, ne firent que produire l’effet inverse, précipitant l’irrémédiable. Elles avaient approfondi les conditions de la pression institutionnelle sur son électorat. Si le P.S. avait, dès les élections cantonales de mars 1973, pris la tête des partis de gauche, ce n’était encore que d’une courte longueur. Bien que l’écart se creusât au fur et à mesure des scrutins successifs, le P.C.F. n’en avait pas moins, en apparence, relativement résisté. Il se maintenait aux alentours de la barre des 20 %(aux Municipales de 77, aux législatives de 78-20,54 %, aux cantonales de 79- 22,46 % ). Il chutait à présent à 15,34 % largement en dessous de cette fameuse barre. Bien que l’on soit tenté alors d’atténuer la signification de ce résultat , arguant du caractère particulier de l’élection Présidentielle, elle n’en était pas moins claire. Sur le plan électoral, le P.C.F. était passé de l’ère de la régression à celle de l’effondrement. Son résultat aux élections législatives de juin 1981, plus 0,8 % par rapport aux présidentielles, ne signifiait pas qu’il se ressaisissait. Il confirmait au contraire que cette chute avait des causes profondes, autre que conjoncturelles. Ce qui était significatif, ce n’était pas qu’il obtenait mieux qu’aux présidentielles, c’est qu’il atteignait 16,12 % au lieu des 20,54 % de 1978. Voilà qui confirmait sa chute. Dans l’appareil du Parti Communiste, de fortes tentations se firent. sentir, entre les deux tours, de barrer à Mitterrand la route de l’Elysée. Certains secteurs les plus durs de son appareil appelaient en sous-main à ne pas voter pour lui au deuxième tour. Mais ils prirent bien vite conscience, au contact de la base, qu’une telle position était impossible à défendre. La stratégie réformiste de « l’union de la gauche », conçue par eux, était devenue un piège au service du projet Mitterrandiste. Ce piège venait de se refermer sur leur parti. Vaines et dangereuses étaient alors les gesticulations. En toute logique, il fallait se soumettre. Ne pas appeler à voter Mitterrand au second tour, eut peut-être, mais seulement peut-être, provoqué la défaite de ce dernier, s’eut été, à coup sûr, un authentique suicide politique pour le P.C.F. . Il s’inclina. Avec plus de 25 %des suffrages au premier tour, le candidat Mitterrand s’était mis en situation de réunir « une majorité présiden- tielle ».(34) L’arithmétique électorale rendait crédible, quoique non acquise, cette hypothèse. Mais l’analyse politique la rendait plus crédible encore : effet de polarisation, impact des résultats du premier tour sur la mobilisation de l’électorat de gauche, usure de l’image de Valéry Grisard d’Estaing dans l’opinion. Or, l’effondrement électoral du P.C.F. rendait tout-à-fait acceptable l’accession de « la gauche » au pouvoir. L’histoire venait enfin sonner l’heure de l’alternance nécessaire. Elle avait été préparée de longue date. Des rencontres au sommet avaient eu lieu en 1980 entre le P.S. et le R.P.R.. Jacques Chirac, en faisant acte de candidature au premier tour, ne pouvait que contribuer à la dégradation définitive de l’image du Président sortant. Celui-ci n’obtenait de ce fait que les voix d’un peu plus d’un français sur quatre et qu’une courte avance sur son « challenger ». Le maire de Paris décida, de plus, de donner le coup de pouce utile à l’accomplissement de l’histoire : il refusa d’appeler au désistement en faveur de Valéry Giscard d’Estaing « faites selon votre conscience » lança t-il. Ce fut ensuite la position officielle du R.P.R.. Bien que jacques Chirac précisât, plus tard, qu’à titre personnel et par fidélité à ses convictions il ne pouvait que voter pour V.G.E., le sens de la manoeuvre était clair. Il s’en suivit un mauvais report de ses électeurs, 15 °/° de glissement selon les spécialistes, qui contribua à la victoire de François Mitterrand. Celle-ci ne fut donc pas seulement celle du « peuple de gauche », comme d’aucuns le dirent un peu légèrement. Avec 52,6 % des suffrages, François Mitterrand obtint une victoire considérable pour ce genre de scrutin et dans le contexte politique du moment. En 1974 Valéry Giscard d’Estaing n’avait obtenu la victoire qu’avec 50,8 %. Au soir du 10 mai, ce fut donc avec beaucoup de surprise que la France apprit comment elle avait voté. Une foule bigarrée convergea vers la place de la Bastille au cri de « on a gagné ! ». Le peuple ne savait pas encore que la victoire, sa victoire appartenait au seul Mitterrand. Elu, il procéda comme l’y autorise la constitution, à la dissolution de l’Assemblée Nationale et à la convoca- tion du corps électoral en juin pour en élire une nouvelle, en harmonie avec la majorité présidentielle. C’est ce qui se produisit en toute logique. Les électeurs donnèrent au nouveau Président la majorité parlementaire nécessaire à l’efficacité de son action. Serait bien en peine, quiconque prendrait le pari d’expliquer les victoires électorales de mai et juin 1981 comme celles de « l’union de la gauche ». Elles ne s’expliqueraient pas d’avantage par le renfort à contrecœur du P.C.F. au deuxième tour des présidentielles, ni par le recollage tardif des morceaux à l’aide d’un accord de désistement mutuel entre les deux tours des législatives. Pour l’esprit, on pourrait dire que se furent les victoires de « la gauche désunie ». Politiquement, ce ne serait pas exact. Nous en voulons pour preuve le fait que l’une des composantes essentielles de la coalition, en l’occurrence le P.C.F., non seulement ne tira aucun bénéfice de ces victoires, mais qu’elles se soldèrent même, pour lui, par de cuisants échecs. Ce furent les victoires personnelles de François Mitterrand, « l’unificateur », le stratège politique pugnace, qu’elles placèrent un peu plus haut au dessus de la mêlée. L’élection présidentielle personnifiée au point que l’on sait par le suf- frage universel, il est aisé de convenir du caractère personnel de la vic-toire de monsieur Mitterrand. Cela découle des institutions qui l’ont voulu ainsi. Il n’en va pas de même de la victoire de « la gauche » aux élections législatives anticipées, tout particulièrement celle du parti so- cialiste. Elles étaient pourtant aussi les victoires personnelles de François Mitterrand. Voilà qui peut paraître moins évident, mais pourtant tellement capital, pour la compréhension de le nature du pouvoir issu des urnes en 1981. Ce n’était pas la victoire du parti socialiste mais le prolongement naturel, dans le cadre des institutions, de celle du « Président », induite par elle. Dans l’esprit de la constitution elle était la victoire du parti du Président. C’est pourquoi celui-ci avait précipité les choses pour convoquer une nouvelle assem- blée afin de bénéficier pleinement de cet effet. « Parti socialiste », « Parti du Président », qu’elle importance puisque c’est le même ?... N’est-ce pas là ce que l’on appelle « couper les cheveux en quatre » ?... Absolument pas ! cette discussion est au contraire fondamentale. Que le Président doive sa victoire à son parti ou que le parti doive sa victoire au Président, voilà une distinction de taille. C’est celle qui définit qui est féal et qui est suzerain. Dans le régime de la V - ème République, où les imperfections du texte ont été corrigées par l’usage, il est facile de comprendre les implications institutionnelles que sous-entend une pareille distinction. C’est elle qui différencie un régime de parti d’un régime Présidentiel. Elle explique et implique pour la suite les relations des uns aux autres. Ce qui caractérisait dès lors le Parti socialiste, s’était moins ses références, d’ailleurs vagues, aux traditions ouvrières, que son inféodation à un homme, sa métamorphose en parti « godillot ». Le fait qu’il n’avait pas fait campagne sur son programme, mais autour des « 101 propositions du candidat Mitterrand » illustrait assez bien la réalité, circonstance hautement significative. La majorité ainsi réunie n’était pas une « majorité de gauche », nuance là encore, dans l’acception des catégories constitutionnelles, c’était une « majorité Présidentielle ». Beaucoup d’erreurs et de déconvenues, tant à la base du P.S. qu’au P.C.F. et même à « l’extrême gauche », semblent avoir découlé d’une appréciation inexacte. La nature du régime de 81 et la question névral- gique des rapports induits entre l’exécutif et les partis de la « majorité », étaient autres que ce qu’ils paraissaient être. Peut-être, les esprits étaient-ils trop occupés par quelques évidences à grand spectacle pour en voir d’autres. Des partis de « gauche » ayant un enracinement ouvrier indiscutable et un Président qui se disait socialiste accédaient au pouvoir. Cet objectif, enfin atteint, n’était-il pas le produit de longues et patientes années d’efforts, l’aboutissement logique de la stratégie de « l’union de la gauche » ? Même si cela recouvrait à présent une réalité quelque peu conflictuelle, la participation des communistes au gouvernement Mauroy, n’était elle pas le signe d’un retour à l’union ?... Chacun, selon ses espérances ou ses angoisses, y voyait ce qu’il voulait y voir. Pour les plus éclairés, il s’agissait de « l’alternance de gauche », d’autres y voulaient voir tout simplement un « gouvernement d’union de la gauche », qu’importe dans le cas d’espèce que celle-ci n’existât plus. A droite, on voyait un gouvernement « socialo-communiste, faisant peu de cas au passage des ministres Radicaux de Gauche et divers Centre. Les derniers, à « l’extrême gauche », y virent le gouvernement P.C. - P.S. de leur voeux, malheureusement flanqué des ministres bourgeois M.R.G. et divers Centre. La tâche de l’heure était de faire expulser ceux-ci, pour obtenir un « gouvernement ouvrier ». Les uns et les autres appréciaient le régime de 1981 comme une sorte de « front populaire » manière V - ème République. Comme si le contenant - les institutions - était neutre, ou mieux, transformé par son nouveau contenu, le « pouvoir de gauche ». Les institutions restaient pourtant égales à elles mêmes, et les premiers actes du Président et du gouvernement le prouvaient, elles n’étaient pas neutres. Si « la gauche », avant que l’alternance ne se réalise, avait réussi à escamoter les luttes et la mobilisation des masses, « l’extrême-gauche », encore marquée par l’expérience Chilienne, avait occulté celles-ci dans son analyse. Elle sembla ne pas comprendre que la démobilisation et le reflux des luttes modifiaient radicalement la nature du pouvoir dont « l’union de la gauche » avait accouché. Naissance du « Social-Bonapartisme »
Après une longue maturation dans les laboratoires de l’alchimie électorale, le pouvoir de « la gauche » sortait enfin de la chrysalide de l’union. Il s’avéra bien vite qu’il était d’une toute autre espèce que celle communément attendue. Le pouvoir issu des scrutins de 1981 n’avait de socialo-communiste qu’une vague apparence. Rien à voir de près ni de loin avec une mouture quelconque de « Front Populaire » et encore moins avec un gouvernement ouvrier qui s’ignore. Le « pouvoir de gauche » était asservi par les institutions d’autant plus sûrement qu’il ne se prolongeait par aucune mobilisation ouvrière. Le 21 mai eu lieu la première cérémonie de passation des pouvoirs de l’histoire de la V - ème République. A cette occasion fut organisée une très solennelle visite du nouveau Président au Panthéon, admirablement mise en scène et médiatisée. Le 14 septembre avait lieu la première conférence de presse du septennat, tradition hautement Gaullienne s’il en fût. Tout était savamment dosé et chaque geste ménagé pour marquer la filiation à deux grandes traditions nationales : celle du mouvement ouvrier et socialiste, par l’entremise de Jaurès et Blum, celle des institutions de la République, héritage chéri du Gaullisme. Avec force symboles, le Président Mitterrand flattait le peuple laborieux tout en s’efforçant de rassurer les bourgeois quant à ses intentions réelles. « Président de tous les Français », il réconciliait le mouvement ouvrier socialiste et les intérêts de la bourgeoisie dans le ciment de l’intérêt national. La lutte des classes inconciliables était gommée à travers la personne d’un « Président au dessus des classes ». La grande presse, les radios et télévisions se répandirent en compliments et en étonnements élogieux, chacun y allant de sa compa-raison entre Mitterrand et De Gaulle. Le parallèle n’était pas fortuit, ni incongru comme auraient pu le penser des Gaullistes superficiels par suffisance ou des électeurs de gauche, d’autant plus naïfs qu’ils étaient encore aveuglés par leurs illusions. Il était au contraire tout à fait judicieux et parfaitement fondé : François Mitterrand était bien le « plus Gaullien des Présidents de l’après De Gaulle. ». Depuis le retrait du Général-Président en 1969, sa République piétinait dangereusement. Les pouvoirs intérimaires de Georges Pompidou puis de Valéry Giscard d’Estaing, n’avaient pas permis de faire progresser de façon notable les solutions des tâches fondamentales du moment : le bipartisme, l’alternance, le raccourcissement du mandat présidentiel, l’intégration syndicale. La persistance d’un parti communiste puissant était un obstacle incontournable sur le chemin de ces réalisations. La situation politique et institutionnelle s’en trouvait bloquée. Cela pouvait se retourner à terme contre les efforts entrepris par la bourgeoisie française pour moderniser son appareil productif et s’imposer sur le marché mondial. Mais une situation ne reste jamais bloquée bien longtemps. La classe ouvrière quoique « sonnée » par la crise, désorientée par l’union de la gauche et affaiblie, risquait tôt ou tard de reprendre l’offensive. C’est pourquoi certains secteurs de la bourgeoisie décidèrent de jouer la carte de l’alternance. Nous avons vu que dans la tradition politique française, on a souvent recours au Bonapartisme pour sortir de telles impasses historiques. C’est ce qui advint une nouvelle fois en 1981, la France confiait son destin à un homme providentiel. Mais il est bien connu également que l’histoire, coquette, ne se répète jamais. En la circonstance elle ino- vait. En se dotant de son premier « Bonaparte socialiste » la France profonde avait inventé une nouvelle catégorie politique : « le social- Bonapartisme ». Tel fut le paradoxe de la genèse du pouvoir Mitterrandiste. Com- mencée sous le signe de la dénonciation du « coup d’état permanent », elle se poursuivit pour l’alternance politique au nom de « l’union de la gauche » et de l’avenir socialiste. Parvenue à son terme, elle subissait le charme de la constitution, se métamorphosait pour acquérir toutes les caractéristiques du régime vilipendé. Ce qui vaut au pouvoir issu des urnes en 1981 la caractérisation de « Social Bonapartiste », ce ne sont pas en vérité les liens du nouveau Président avec le parti socialiste. Ceux-ci étant de pure opportunité historique. Ce n’est pas non plus on s’en douterait par référence à sa politique « sociale » exécrable, qui nous le verrons n’a rien à envier à celle de la droite traditionnelle. Elle ne relève ni de considérations superficielles de sémantique, ni de la moindre intention polémique, qui ne cadreraient pas avec le sens de notre propos. Cette caractérisation tient à la nature de sa base sociale, à sa structure politique induite par les institutions, à la nature de ses relations aux diverses classes sociales. Le Bonapartisme français au 19 ème siècle prenait appui dans son jeu d’équilibre entre les classes, sur la paysannerie parcellaire. Cette authentique création de la révolution était sa base sociale. Or sous les III - ème, IV - ème, et surtout sous la V - ème République, des coups sévères lui furent portés. La pénétration rapide du capital dans l’agri- culture précipita l’exode rural.(35) La base sociale du Bonapartisme de grand-papa avait fondu comme neige au soleil. Déjà le « Bonapar- tisme Gaullien » n’exista qu’en mordant de façon significative sur l’électorat ouvrier. Mais cette emprise politique et morale ne se pro- longeait par aucun lien organisationnel concret. Ce qui caractérise et différencie le « Social Bonapartisme » de ses prédécesseurs du genre c’est, bien sûr d’abord, son assise électorale large et profonde dans la classe ouvrière, mais aussi les liens par lesquels elle se prolonge en son sein. Le pivot social à partir duquel il pu se livrer à ses périlleux exercices d’équilibre entre les classes fut constitué par les appareils bureaucratiques des organisations syndicales de salariés. Pour mener à bien sa politique, il eut besoin de la caution active, ou pour le moins de la neutralité bienveillante, de ces appareils. Ayant absorbé et asservi ce qui lui tenait lieu de politique de référence, le Social-Bonapartisme avait en quelque sorte décapité la classe ouvrière. Les nouvelles classes moyennes jusque là polarisées par elle, par sa politique, par sa forte combativité, furent ainsi libérées de cette attraction. Alors, redevenaient elles disponibles. Le social Bonapartisme par une action et des thèmes adaptés entrepris de les « coloniser idéologiquement », de les transformer en base sociales stable de son propre pouvoir. La chance nouvelle de l’intégration syndicale
Au lendemain de la victoire électorale de François Mitterrand, tous les leaders syndicaux exultèrent. Le prétendu verrou de l’intransigeance patronale et gouvernementale, cause, selon eux, de l’échec des luttes, avait sauté. En toute logique, on aurait dû les entendre dire « le verrou a sauté, on va maintenant pouvoir lutter et gagner ». Mais cette logique appartient au syndicalisme de lutte, elle n’est pas la leur. En bons bureaucrates parfaitement conscients de leur métier et de leur fonction sociale, ils tinrent le discours suivant : « on va enfin pouvoir négocier vraiment tous azimuts ». De véritables dirigeants syndicaux, de lutte et de classe, auraient interprété la victoire électorale comme un encouragement à l’action. Eux, en authentiques fonctionnaires n’y voulaient voir que de nouvelles perspectives pour la négociation et le développement de la concertation sociale. Ces prédécesseurs voulaient mettre en œuvre une véritable politique d’intégration syndicale. Ils en restèrent aux prémices, n’ayant pour l’imposer ni les moyens économiques suffisants, ni les moyens politiques. Le « social Bonapartisme », qui héritait d’une situation dégradée par la crise et une nouvelle récession en 1980, ne pouvait compter y consacrer d’avantages de subsides. Il avait, par contre, pour la mettre en œuvre, des moyens politiques considérables. En matière de relations capital travail, syndicat patronat, tout changeait en effet du seul fait de son avènement. Il bénéficiait d’un préjugé favorable d’une majorité de travailleurs, ses électeurs, et surtout, de la caution active de tous les appareils syndicaux « représentatifs ». Le « changement » ici, allait donc consister à appliquer la politique que ses prédécesseurs n’avaient pu qu’esquisser. Le sens de la participation communiste au gouvernement Les élections législatives des 14 et 21 juin donnèrent, au parti du Pré- sident, une majorité absolue au parlement, 285 députés sur les 491 que comptait alors celui-ci. Cela l’autorisait à constituer un gouvernement homogène, sans participation communiste . Cette attitude eu toutefois paru excessive. Le nouveau pouvoir n’avait aucun intérêt à prendre à rebrousse-poil la majorité qui l’avait porté, ni à gaspiller le large consensus avec lequel il pouvait compter. D’autant plus que cette majorité des sièges au Palais Bourbon, résultait des subtilités de la loi électorale, suffrage majoritaire uninominal, mais avec 37,5 %, ne recouvrait pas une majorité réelle du corps électoral. Le gouvernement fut, c’était la sagesse, constitué à l’image de la majorité Présidentielle, reflet déformé de celle-ci. Le P.S., bien entendu, s’y voyait attribuée la part du lion. Mais le parti communiste y obtenait quatre postes ministériels, tout de même, au grand dam de la droite et de la diplomatie Américaine.(36) Y étaient représentés également les indispensables Radicaux de Gauche mais, aussi, « le mouvement des démocrates », en la personne de son président, Michel Jobert. Ayant réussi à incarner la dynamique unitaire de la « gauche », les victoires de François Mitterrand en étaient les produits, et au nombre de celles-ci comptaient les revers du P.C.F. Il n’allait pas facilement se dessaisir de la chance qui lui était acquise, et tout d’abord pour poursuivre l’œuvre de marginalisation de ce parti. Parvenu au pouvoir, grand seigneur, il s’offrait donc le luxe d’une participation communiste dont il aurait aussi bien pu se dispenser. Serge July a appelé cet épisode « le baiser qui tue ».(37) Cela relevait du calcul suivant : il fallait ménager, jusqu’à épuisement, les sentiments unitaires de l’électorat de gauche, ravivés par la victoire. N’était-ce pas le plus sûr moyen de drainer les électeurs, en rupture avec le P.C.F., vers le P.S. ? Mais cette participation ministérielle était surtout liée à l’avenir prochain de la politique économique et sociale et au moyen de la faire accepter par les masses. Elle était liée aussi à la question de l’intégration syndicale. La présence de ministres communistes dans le gouvernement Mauroy, procédait moins de leur assise électorale déjà réduite, que de leur contrôle, lui encore bien réel, des secteurs décisifs de la classe ouvrière et de l’appareil cégétiste. Dans le projet stratégique de Monsieur Mittérand, la marginalisation du P.C.F. occupe, nous l’avons vu, une place importante. Mais, que vaudrait-elle si l’appareil syndical le plus puissant, le plus solide, le plus stable, le mieux structuré, parvenait à préserver sa zone d’influence en restant, par ailleurs, sous le contrôle quasi-exclusif de ce parti. ? La politique d’intégration syndicale serait vouée à un échec certain et n’aurait pas de sens, sans la mise au diapason, d’une manière ou d’une autre, de la bureaucratie cégétiste. Le choix des portefeuilles ministériels qui échurent aux communistes répondait à ces préoccupa- tions. Il fut judicieusement concocté : Charles Fiterman aux transports, Anicet Le Pors à la fonction publique, Jack Ralite à la santé et Marcel Rigout à la formation professionnelle . La S.N.C.F., les transports maritimes et fluviaux, les contrôleurs aériens, les personnels de l’éducation nationale, du secteur hospitalier, etc (38), tous secteurs sensibles où de nombreuses luttes avaient eut lieu les années précédentes, étaient ainsi chapeautés. L’essentiel du secteur salarial protégé, qui jusqu’ici subissait moins frontalement les effets de la crise et du chômage, syndicalement mieux structuré, à ces divers titres le plus apte à se mobiliser encore, passait sous le contrôle des ministres communistes. Cela ne relevait nullement du hasard . Ils étaient censés, mieux que tous autres, y maintenir la paix sociale et venir à bout des impatiences ou des possibles regimbades de la base.(39) La participation des communistes au gouvernement était donc la monnaie d’échange avec laquelle le pouvoir Social-Bonapartiste entendait rémunérer les services rendus par leur parti. Le quarteron des Fiterman, Rigout, Le Pors, Ralite, constituait le pivot d’un dispositif destiné à anesthésier les portions de la classe ouvrière qui ne l’étaient pas encore tout à fait. Après quoi, de grands chirurgiens pourraient passer à l’œuvre, qui se proposeraient de procéder à l’ablation « des illusions » de la culture d’opposition, dont la tumeur avait envahi le corps social, puis il lui injecteraient une forte dose d’hormones « réalistes » afin de le rendre réceptif à la « culture de gouvernement ».

IV
La politique
du Social-Bonapartisme.

«.. Mesdames et messieurs, s’il est une
constante depuis plusieurs décennies pour
tout gouvernement et toute majorité, c’est
bien d’avoir à faire face à l’une des plus
profondes révolution scientifiques et tech-
niques des temps modernes . La tâche de
votre assemblée sera de contribuer à son
tour à en dominer les effets.
Parachever le redressement économique
qui a connu d’importants succès dans les
années passées, exigera encore beaucoup
d’efforts et de ténacité. »
François Mitterrand
Message du chef de l’état au
Parlement.
9 avril 1986.

L’alternance politique avait donc eu lieu, mais aucune des conditions normales de fonctionnement d’un tel système n’étaient réunies. On avait deux camps, droite et gauche, composés chacun de deux grandes formations, plus quelques débris. Mais le bipartisme n’existait pas. Le mouvement syndical était affaibli, divisé, déboussolé, mais son intégration restait à faire. Et, bien entendu, n’existaient pas non plus les aménagements institutionnels, mandat présidentiel court, concordance des échéances électorales essentielles, qui ne pourraient eux-mêmes découler que de la réalisation préalable des précédentes conditions. Cette inadéquation structurelle recouvrait, au demeurant, une vaste réalité culturelle. « La gauche française » restait profondément marquée par l’histoire du mouvement ouvrier, par l’idéologie marxiste et social-démocrate qu’il avait véhiculé. Dominé par l’antagonisme irrémédiable entre bourgeois et prolétaires, elle était mentalement structurée par l’idéologie de la lutte des classes. Ainsi pratiquait-elle couramment l’exclusive et l’anathème, le rejet de l’autre, fondant son action sur l’aspiration au « changement de société », l’espérance dans l’avenir socialiste. Cette réalité culturelle n’était, elle même, on s’en douterait, que le reflet de la réalité structurelle, l’existence d’un parti communiste fort, l’inadéquation et le retard du nouveau parti socialiste, lui même frais émoulu de l’ancienne social-démocratie et tenu de faire la part de la « culture de gauche » dominante. Ces réalités structurelles et culturelles étaient de nature à glacer les os des possédants. Porteuses de malentendus et de tensions, elles disqualifiaient « la gauche » en tant que force politique de l’alternance institutionnelle. C’est pourquoi les classes dirigeantes redoutaient tellement le moment, pourtant nécessaire, au cachet démocratique de leur domination, où l’alternance jouerait pour la première fois. C’est pourquoi, les conditions politiques et institutionnelles n’en étant pas réunies, la première alternance ne pouvait survenir que sous une forme historique particulière. En facilitant l’avènement du « Social-Bonapartisme » les secteurs éclairés de la bourgeoisie et de la classe politique avaient, en quelque sorte, délibérément forcé le destin. L’alternance de 1981, la première de la V - ème République, était donc exceptionnelle à tous ces points de vue. Elle n’était pas susceptible de se reproduire dans sa forme du moment. Le pouvoir « social-bonapartiste », s’il ne voulait pas être autre chose qu’un détour de l’histoire sans lendemain, devait s’atteler à la tâche suivante : conduire à son terme la révolution interne de « la gauche française ». Il lui fallait dégager une force moderne d’alternance. C’est à cette condition qu’il ouvrirait la voie d’une ère nouvelle de la vie politique nationale. Il fallait rompre avec la culture du « changement de société » et lui substituer celle du « consensus social ». Cela ne pouvait aller sans la poursuite de l’offensive contre le Parti Communiste en particulier, la mouvance marxiste en général. Il s’agis- sait de réduire son emprise électorale, sa prégnance idéologique, son influence organisationnelle dans la société et dans le mouvement syndi- cal. Cette entreprise ne pouvait être conduite à bien si le P.S. et son pouvoir ne restaient pas fidèles, au moins dans la forme et les apparences, à leurs engagements essentiels. Telle était l’une des missions historiques que le social-bonapartisme s’attribuait à lui même, telle était l’une des tâches dont l’avaient investi les secteurs éclairés de la bourgeoisie, tel était son véritable mandat. Exiger de lui qu’il en respecte un autre, relevait, au mieux, de la plus grande confusion, et, au pire, de l’aveuglement ou de l’ignorance. Transformer les consciences politiques, de plusieurs millions d’hom- mes et de femmes, tel était l’enjeu. Il va de soi que l’on ne modifie pas les modes de pensées, les réflexes et les comportements collectifs, par l’affichage de ses intentions, par des discours magistraux, ni même en assénant des vérités professorales. De telles transformations sont, par excellence, le domaine réservé de la vie, de l’expérience commune aux générations. Seule la praxis sociale peut les mettre en œuvre. De longues années sont souvent nécessaires à l’accomplissement de tels processus. Les quelques années du septennat de François Mitterrand n’y auraient passuffi si ces transformations n’avaient commencé à se réaliser bien avant, dans les profondeurs de la structure sociale et de la conscience nationale. La période de l’histoire contemporaine qui va de la Libération jusqu’au seuil de l’année 75, connut une forte expansion du capitalisme pratiquement sans crise. D’aucun nomme à présent ces années là :« les 30 glorieuses ». Une gloire, soi dit en passant, élaborée sur les 90 millions de cadavres de la deuxième guerre mondiale, ses destructions considérables et l’augmentation sans précédent des budgets militaires. Elles n’en alimentèrent pas moins le développement des idées réformistes sur l’infaillibilité du système capitaliste en paraissant se jouer des Cassandres marxistes et de leur théorie de la crise. Elles renforcèrent la croyance des générations d’après-guerre dans l’avenir et la pérennité de l’ordre économique bourgeois, dans le développement « naturel et forcé » de la spirale - progrès technique- expansion économique - progrès social - L’expansion capitaliste, le reflux des luttes, alimentèrent l’idée que la classe ouvrière avait épuisé ses potentialités révolutionnaires. Parallèlement, la crise du stalinisme faisait des ravages, en liquidant ce qui subsistait de la force d’attrait de la révolution Russe. La perception « du socialisme réel », qui s’imposa au monde occidental, conduisit les travailleurs de ces pays à douter massivement de la nécessité de l’avenir socialiste. La conjonction de ces divers traits de la période historique définissait le tronc de l’expérience commune aux générations qui en étaient issues. De cela, découlait la chance offerte à ses partisans : faire passer l’idéologie du consensus. Comme toute les chances historiques, elle n’était pas destinée à durer toujours . Déjà, la crise menaçait de la faire voler en éclats. Ainsi les conditions objectives s’étaient accumulées et rendaient possibles, sinon inéluctables, à plus ou moins long terme, de profondes mutations dans la structure politique et idéologique de ce pays et quelques autres.(43) Seules des rigidités, retards des consciences, résistances organisationnelles, intérêts de groupes, s’opposaient encore à ce que celles-ci s’opérassent pleinement. L’action gouvernementale devait être mise au service de ces transformations des structures men- tales et des comportements « du peuple de gauche ». Elle devait déblayer le terrain des grandes mutations, rompre les liens qui les entravaient. Le social-bonapartisme se mit en devoir de soumettre les masses et « la gauche » française à l’école de la pratique. Les nationalisations et la relance économique, tels étaient les deux fondements programmatiques sur lesquels s’opéra la mobilisation élec- torale et se cristallisa « la volonté politique de la gauche ». Le social-bonapartisme ne pouvait pas gommer cette réalité, il devait donc la transformer. Il devait sacrifier à ce programme que constituaient les piliers idéologiques de « la politique de gauche » et les dogmes carac- téristiques de « sa culture ». A défaut, il se disqualifierait à l’égard de sa base électorale. Les piliers de cette « culture », épargnés par la vie, auraient gardé leur pureté idéologique, leur magie mobilisatrice, leur capacités opérationnelles. Ils auraient, de plus, ouvert alors un espace politique facile pour la recomposition d’une contestation plus radicale. La mise en application de ces dogmes, en dehors de tout contexte de mobilisation ouvrière, n’était-elle pas la méthode la plus efficace pour les vider de leur substance originelle ? N’était-ce pas le moyen le meil- leur de les déconsidérer aux yeux des masses, de les rendre définitive-ment inopérants ? Le changement, premier mouvement
Libérer « la gauche » française de ses démons, tel fut l’objet de l’action gouvernementale de juillet 1981 au début de 1983. C’est durant cette période que fut réalisé ce que Pierre Mauroy a appelé :« le socle du changement ». Ces deux premières années du septennat laisseront, dans les mémoires et dans la littérature, le souvenir d’une grande fébrilité brouillonne. Dès le 17 juillet, le parlement réuni en session extraordinaire, procédait à l’examen de la première partie du projet de loi sur la décentralisation. Le texte en sera voté le 28 janvier 1982. Du 13 au 26 octobre, se déroula à l’Assemblée Nationale le débat sur les nationalisations de cinq groupes industriels, trente-six banques et deux compagnies financières. La loi de nationalisation sera définitivement votée le 18 décembre 1981. Le 13 janvier 1982, le conseil des ministres approuvait l’ordonnance sur la durée du travail qui instaurait la semaine de 39 heures. Selon certains commentateurs syndicaux, ce fut une date historique puisque la frontière des 40 heures, instituée par le front populaire venait d’être franchie. Le 27 juillet 1982, était votée la première loi Auroux sur les libertés des travailleurs dans l’entreprise. Bonapartistes, les pouvoirs affectionnent les méthodes de gouverne- ment expéditives et autoritaires. Dans leur jeux d’équilibre périlleux entre les classes, la lenteur des procédures parlementaires les exaspèrent. Ils court-circuitent alors les divers degrés de la représentation nationale, légifèrent et gouvernent avec force décrets, ordonnances et arrêtés, violent les droits infimes du parlement par la procédure du « vote bloqué » etc... Ces divers procédés anti-parlemen- taires si souvent décriés par « la gauche dans l’opposition », furent uti- lisés « sine die » par « la gauche au pouvoir ». Dès novembre 81, elle faisait appel à la procédure des ordonnances. C’est par ordonnance que furent réalisées un grand nombre de réformes sociales, semaine légale de 39 heures, 35 heures pour les travailleurs en équipes successives, cinquième semaine de congés payés, dispositions sur le travail temporaire, sur les contrats à durée déterminée, en janvier et février 82 ; ordonnance sur le travail à temps partiel, sur les contrats de solidarité, sur l’insertion des jeunes, sur la retraite à soixante ans, sur les chèques vacances, en mars. En juin 1982, le gouvernement suspendait la loi sur les négociations et les conventions salariales, se substituant ainsi aux « partenaires » sociaux ».(41) Les patrons appliquent les 39 heures avec perte de salaire, les travailleurs veulent des 39 heures, mais sans la perte de salaire. Des conflits se développent, le gouvernement « cafouille », le président tranche. Des hauteurs olympiennes de sa fonction, le « président-bonaparte » fera ainsi plusieurs interventions, comme s’il avait hâte de confirmer sa situation d’arbitre au dessus des hommes, des partis et des classes. Ainsi interviendra-t-il, par exemple, pour demander que les oeuvres d’art soient exonérées de l’impôt sur la fortune, pour trancher, entre ses ministres, les différents étalés sur la place publique et lancer des appels à l’unité nationale (mai 82). L’activité gouvernementale et législative apparaissait au jour le jour, à travers les relations de la presse, comme un enchaînement de d’hésitations, d’approximations, d’oscillations rapides entre des intérêts contradictoires, de conflits entre des hommes différents ( Mauroy - Delors , Deferre - Badinter , Fiterman - Poperen) et des politiques inconciliables. Incertitudes, hésitations, impréparation du pouvoir, certains, circonspects, parlaient de cafouillage, d’autres, plus polémiques, d’incompétence. Avec le recul, il est devenu clair, pour tous, qu’il ne s’agissait ni de l’un ni de l’autre, tout cela n’était qu’écran de fumée. Derrière cette apparente confusion, les lignes de force de l’action gouvernementale se détachaient nettement. Ceux qui avaient encore les oreilles toutes bourdonnantes des discours « de gauche » ou résonnantes de leurs haines de droite, n’entendaient qu’un « brouhaha », là où, sous la direction d’un virtuose de l’action politique, le gouvernement exécutait, au vu et au su de tous, une partition de musique aléatoire en quatre mouvements. Avec la réalisation du programme de nationalisations le pouvoir avait mis en œuvre le premier des grands dogmes de la « gauche ». Il faisait ainsi écho à quelques grands moments de l’histoire contemporaine, Front Populaire, Libération. Il y avait eu les nationalisations de 1936, celles de 1945, il y avait celles de 1981. Ces nationalisations étaient des prises de participation majoritaire de l’état. Les actionnaires étaient largement indemnisés. Rien à voir avec une quelconque expropriation, ni avec un « changement des formes juridiques de la propriété », pas d’appropriation collective, toutes notions auxquelles faisait vaguement référence le Programme Commun.(42) L’opération coûtait cher aux deniers publics : quarante trois milliards de francs. Les nouvelles entreprises nationalisées « dotées d’une large autonomie de gestion » étaient conçues comme des entreprises industrielles ou commerciales classiques, ne perdant rien de leur caractère d’entreprise capitalistes. Les patrons de celles-ci, nommés par l’état, étaient des « super P.D.G. », en tous points semblables à ceux du secteur industriel privé. Quant à l’accès des travailleurs aux responsabilités, à la gestion démocratique, il se limita à l’élection de représentants syndicaux qui allèrent faire de la figuration dans les conseils d’administration. Très vite, le pouvoir eu recours à l’introduction en bourse de filiales des groupes publics et au financement du secteur nationalisé par des capitaux privés. La loi du 3 janvier 1983 sur l’épargne créa de nouvelles dispositions dans ce but. En vérité, donc, on assistait depuis 1982 à une privatisation rampante. Et comme les idées sont, quelque part, le reflet de la réalité concrète, en avril 1985, Madame Edith Cresson, alors ministre du redéploiement industriel et du commerce extérieur, lançait : « Dénationaliser les entreprises publiques... pourquoi pas ? ». Durant l’été 1985, un débat sur ce thème agita les milieux gouvernementaux. Dans un article publié dans le journal « le Monde » du 24 janvier 1986, Michel Rocard écrivait : « ...la dénationalisation comme la nationalisation peut être fondée ». C’en était fini des grands principes, on venait à une vision plus pragmatique, liée aux impératifs de la gestion capitaliste. Dans le document « du Monde » sur les élections législatives de 1986, il est noté dans un article au titre évocateur : « Nationalisations, le dogme battu en brèche », « ...ce n’est pas le moindre des paradoxes de la gauche au pouvoir que d’avoir fait admettre que la dénationalisation ne serait pas un traumatisme pour le marché financier pas plus que pour les esprits ». La relance économique était l’autre grand dogme de la culture de « gauche », censée venir a bout de la crise et conjurer le chômage. Il se trouvait conforté par la croyance répandue de la corrélation directe entre le progrès économique et le progrès social. Progrès économique étant ici synonyme d’expansion capitaliste. Signalons, entre parenthèses, que l’expansion capitaliste ne va pas toujours de pair avec le progrès économique). Une croissance forte et différente est nécessaire pour sortir la France de la crise » lisait-on dans les propositions du candidat Mittérand. « - Forte, parce que seule une croissance soutenue de la production est capable d’assurer la résorption du chômage, de financer l’amélioration des conditions de vie, d’assurer l’indépendance économique du pays - Différente parce qu’elle trouve son impulsion dans la satisfaction des besoins et des aspirations des Français et non plus de la recherche du profit maximal de quelques groupes ».(43) Or, aucun spécialiste des questions économiques, aucun responsable politique sérieux, n’ignore plus, depuis longtemps, les limites de toute action de relance économique de ce pays aux structures encore inadaptées. Détérioration du solde commercial, accroissement du déficit public, accélération de l’inflation, dégradation de la monnaie, tels sont les jalons qui les signalent. Dans un tel contexte, faire de la « croissance forte » l’un des fondement de son action politique, nécessite que l’on se place dans l’une ou l’autre des deux perspectives suivantes : soit celle de la rupture avec l’économie de marché, soit d’une concession que l’on fait, à des fins électorales et politiciennes, à une opinion répandue, sachant par avance que l’on en fera pas grand cas. François Mitterrand, de toute évidence, se situait dans la deuxième perspective. Pour des raisons semblables à celles qui présidaient à la réalisation du programme de nationalisations - fidélité aux engagements, blocage des possibilités de contestation et de radicalisation à gauche, vidage des grands idéaux de toute signification et capacité opérationnelle - il se devait toutefois de sacrifier à la croyance populaire dans les vertus de la croissance. Il le fit, tel était le sens réel de « la relance de 81 », ses limites en découlent . Les mesures d’incitation qui portaient sur 1% du produit national, étaient assez limitées, celles de 1975 mises en œuvre par Jacques Chirac portaient elles sur 2,5 %du produit national. Elles consistaient en un certain nombre de transferts sociaux : prestations vieillesse, famille, logement, handicapés, hausses du SMIC., financées par l’accroissement du déficit budgétaire et la dégradation des comptes des entreprises, un programme de grands travaux et la création de cent cinquante mille emplois dans la fonction publique. Il s’agissait de mesures de relance réelles, mais sans excès, comme le dirent certains commentateurs de la presse. Il fallait qu’elles soient suffisantes pour convaincre, sans toutefois créer de trop grands dommages à l’économie capitaliste. Deuxième mouvement, « la pause dans le changement »
Depuis novembre 1981, Jacques Delors, le ministre de l’économie et des finances, s’était fait l’avocat de « la pause ». Le premier ministre, pour sa part, avait estimé que « les réformes devaient être menées sans accélération ni précipitation, mais de manière permanente et continue ». Mais, en janvier, le même voulait accélérer, au contraire, le « changement » pour en finir avec cette phase au début de 1983. La discussion entre les deux hommes tenait en ceci : Il ne fallait pas donner à penser que « le gouvernement de gauche », soulagé du fardeau du « changement », s’engageait avec allégresse dans une politique inverse, comme s’il avait attendu ce moment avec impa- tience. Une telle attitude était susceptible d’annuler les gains des sacrifices consentis et des efforts réalisés pour démontrer la fidélité du gouvernement et du chef de l’état au programme et aux idéaux de « la gauche ». Le passage de l’une à l’autre de ces deux orientations devait apparaître comme forcé par les événements, induit par les nécessités de l’environnement économique international. Jacques Delors, en la circonstance, en charge des « intérêts financiers de la France », était le mieux placé pour jouer la locomotive d’une politique dont Mauroy prétendait ne pas vouloir, mais à laquelle il se rallierait, bientôt « contraint » par la réalité. La réalité, ce fut l’échec de la « gauche » aux élections cantonales des 14 et 21 mars 1982, et la spéculation sur le franc dans les semaines qui suivirent. Alors, à la mi-avril, Pierre Mauroy décréta « la pause dans le changement » : suspen- sion de tout nouvel abaissement de la durée légale du travail pour deux ans, allégement de 10% de la taxe professionnelle, stabilisation des charges sociales des entreprises pendant un an, prêts à taux réduits pour celles-ci. Un contingent de cadeaux considérables aux patrons. Ce que le monde du travail, en d’autre circonstances, aurait perçu comme une trahison pure et simple de ses intérêts, de l’identité de « la gauche », il fallait le faire passer pour la preuve de son réalisme économique, de sa grande sagesse sociale, de son courage politique. Il fallait ménager les communistes et la C.G.T. pour les mêmes raisons, car ils avaient besoin de leur caution, pour faire accepter la nouvelle orientation, tout en maintenant la paix sociale. La poursuite de l’offensive contre leurs emprises, politiques et syndicales, passait par là. « La pause » décrétée en avril, et la rigueur qui le fut peu après, n’était à cet égard que des étapes charnières entre l’option « du changement et de la relance » et celle à venir de l’austérité. Troisième mouvement, « la rigueur » ( pianissimo)
La politique de relance, au plan intérieur, n’eut pas d’effet positif, ni sur les investissements, ni sur l’emploi. Mitterrand pouvait bien, tantôt les exhorter, tantôt les mettre en garde (44), Pierre Mauroy avait beau battre la campagne pour les convaincre d’investir, pas un seul patron ne les entendit. Le gouvernement avait beau multiplier les « aides » et incitations à l’investissement, rien n’y fit. D’autres sirènes, plus convaincantes - mauvais état des trésoreries, cherté du crédit, faiblesse de l’activité économique mondiale, différentiel d’inflation important avec leurs voisins et concurrents directs - leur chantaient de n’en rien faire. Par contre, tous les voyants de contrôle de l’économie française se mirent au rouge, comme cela était prévisible. Inflation 13,4 %, déficit de la balance commerciale accru de 27 milliards de francs, accroissement du déficit public de 33 milliards, détérioration de la monnaie et, par suite, spéculation contre le franc. Mais n’était-ce pas là le véritable but recherché ?... Dans son livre « les années Mitterrand », Pierre July note, qu’à ses visiteurs de l’hiver 1982 qui s’affolaient devant lui de l’ampleur prise par le déficit extérieur, des effets négatifs de la politique de relance pratiquée en 1981, François Mitterrand avait coutume de répondre « J’ai fait la politique pour laquelle les Français m’avaient élu en 1981. Ils voulaient la relance. Ils l’ont eue. On ne force pas les Français c’est à eux de comprendre. Maintenant ils ont compris eux même que ce n’était plus possible ». Cette citation est significative du sens qu’avait cette politique dans l’esprit du président. En juin 1982, la France dut procéder à une nouvelle dévaluation du franc par rapport au mark, la deuxième depuis l’alternance de 81. Elle donna la signal du départ à un train de mesures fortes dont le choix était délibérément fait pour choquer l’opinion, créer un climat de guerre économique : blocage des prix et des salaires, ce qui ne s’était plus produit depuis les années 1948-50, suspension de la loi du 11 février 1950 sur les négociations et les conventions salariales... Priorité allait être donnée, à présent, au rétablissement des grands équilibres économiques et financiers et à la lutte contre l’inflation, dont la progression des salaires est la cause selon le point de vue des classes dirigeantes. Déjà, les prix ayant augmenté de 1,2 % en avril, le premier ministre avait suggéré en mai qu’il fallait « changer de vitesse », modérer l’évolution des revenus et des salaires. En juillet 1982, il demandait aux « partenaires sociaux » « d’en finir avec l’indexation des salaires sur les prix ». La crise économique, disait « la gauche » dans l’opposition, n’est pas fatale, ce n’est pas, en tout cas, aux travailleurs d’en faire les frais. Après quelques mois d’exercice du pouvoir, non sans avoir au préalable sacrifié aux rituels indispensables pour accréditer sa bonne fois, elle disait : « la crise économique est internationale, l’on ne peut s’y dérober ». Elle en revint aux vieilles recettes éculées des économistes bourgeois : appel à l’effort national et aux sacrifices, dévaluation et « mesures d’accompagnement ». La nouveauté consistant dans l’ampleur des mesures prises et des attaques anti-ouvrières, mais surtout dans l’incapacité où les travailleurs furent de réagir . Les communistes tentaient de marquer leur différence par la voix de leur secrétaire général et dans les entreprises. Leurs instances dirigeantes, leur groupe parlementaire, en votant « la confiance » le 23 juin, avait avalisé la politique anti-ouvrière. Ils avaient avalé la cou- leuvre, une de plus. Ce ne sont pas des arguties ou précautions gram- maticales et sémantiques qui y pouvaient changer quelque chose. Les travailleurs savaient bien eux, que la rigueur en la matière est synonyme d’austérité. Ce n’était pas non plus des souhaits, aussi pieux qu’ils étaient cyniques, sur la nécessité de ne pas contrevenir à l’impératif de justice sociale, qui changeraient quoi que ce soit aux faits. Le blocage des salaires et la perte de pouvoir d’achat était le contraire de « la relance » et signifiaient faire payer la crise aux travailleurs. Leur objectif prioritaire, à ce qu’ils disaient, était la lutte contre le chômage. Pierre Mauroy, qui s’était décerné à lui même le titre de chef de guerre contre ce fléau, affirma « nous terrasserons le chômage ». Quelques mois après, bien plus modeste, ce Thésée d’opérette disait : « le gouvernement se bat sur la crête des deux millions de chômeurs». En 1984, après l’accentuation de la rigueur par le même Pierre Mauroy, celui qui avait dit : « je ne serais pas le premier ministre d’un deuxième plan d’austérité », le gouvernement admettait une augmentation de 13,4% du nombre des demandeurs d’emplois en un an.. On avait, d’ores et déjà, franchi allègrement la barre des deux millions cinq cent mille. Cette progression ne tombait pas du ciel, elle était la conséquence de l’austérité. La lutte contre le chômage n’était plus qu’un enjeu de propagande politique, conduite avec force expédients, préretraites, stages de formation, T.U.C., etc...La deuxième République eut les ateliers nationaux, les T.U.C. seront la honte du « social-bonapartisme ». Dans l’opposition, quand il fallait gagner des voix, « la gauche » avait promis la réduction du service national à six mois et la promulgation d’un statut démocratique du soldat. Ce point de leur programme passa aux oubliettes. Outre que le « lobby militaire » est une réalité bien plus concrète que le « lobby jeunes », l’abandon de ce point était lié à la politique générale d’austérité. Les jeunes étant les premiers touchés par le chômage, la réduction du service national n’aurait fait qu’accroître les tensions sur le marché de l’emploi et gonfler les listes de l’A.N.P.E. En guise de « statut démocratique du soldat » ils ont, tout de même, à leur actif la réforme du « salut ». Cela faisait deux ans que « la gauche » était au pouvoir. Depuis deux ans il suffisait qu’Yvon Gattaz tape sur la table pour que le gouvernement paraisse céder aux exigences des patrons et les gratifie de nouveaux cadeaux. Chaque changement de politique, chaque inflé- chissement de la politique précédente, donnait lieu à un nouveau train de mesures en faveur des industriels : aides diverses, incitations finan- cières multiformes, exonération de charges sociales, dégrèvements de toutes sortes. « Relance main tendue aux patrons » titrait le « Matin de Paris » du 4 septembre 1981 ; « Yvon Gattaz, le patron des patrons est sorti de l’hôtel Matignon les poches pleines » notait en première page « Libération » des 17 et 18 avril 1982. L’objectif avoué était de rétablir la confiance du secteur industriel, de convaincre les patrons de soutenir l’activité économique et de créer des emplois. Or, s’il était illusoire de penser que les patrons investiraient pour le bon plaisir de Mauroy ou Delors, ce le serait tout autant de penser que ceux-ci étaient assez naïfs pour le croire eux mêmes. Il s’agissait là, en vérité, d’un système d’argumentation comme un autre, pour justifier les interventions de l’état et sa politique d’aide aux entreprises. Ces initiateurs savaient fort bien, au surplus, que les inves- tissements éventuels se feraient dans les techniques de pointe, robo- tique, informatique, qu’ils seraient donc cause de liquidations d’em- plois et de restructurations. Cette politique avait un autre but, pédago- gique celui-là, à l’égard « du peuple de gauche ». Les sirènes de l’action gouvernementale chantaient sans cesse comme une litanie : « on a besoin des patrons pour créer des emplois », « on a besoin des patrons pour investir », « on a besoin des patrons pour moderniser », « on a besoin des patrons pour gagner », etc...Cela faisait partie de l’opération de réhabilitation de la fonction de Chef d’Entreprise. Troisième mouvement, « l’austérité » ( fortissimo)
Il arrive souvent que les périodes de grandes « déculottade » ouvrent bien naturellement la voie aux grandes déculottées. Car, si pour l’analyse politique le pouvoir devait être caractérisé de social-bonapartiste et sa politique à se titre n’avoir rien de surprenant, il n’en allait pas de même pour les masses qui subissent et observent, pour les classes en lutte. Il s’agissait toujours du « pouvoir de gauche » pour les uns, du « pouvoir socialo-communiste » pour les autres. Il désespérait les uns et exaspérait les autres. Encouragée par cette attitude servile du « gouvernement socialo- communiste », la droite avait repris l’offensive plus rapidement que ne le prévoyaient les observateurs avertis qui l’avaient dite K.O. aux len- demains de sa défaite de 81. Cependant que patrons gros et petits, professions libérales, commerçants et agriculteurs descendaient dans la rue, tenaient le haut du pavé, les organisations syndicales de salariés persistaient dans la division. Leur soi-disant victoire commune de 1981 n’était pas venue à bout de cette politique absurde. Invectives et polémiques réglaient leurs rapports, privant les travailleurs de toute capacité de mobilisation et de riposte. Cela n’était pas le fait d’un hasard mais celui de la politique délibérée du social-bonapartisme. D’élections partielles - législatives janvier 82 - en élections locales, il semblait bien que le vent tournait. Les élections cantonales des 24 et 27 mars 1982 confirmèrent cette tendance. Mais ce sont les municipales de mars 1983 qui marquèrent l’inversion générale du rapport de force électoral. La droite reprit alors à la gauche toutes ses conquêtes des municipales de 1977. Ce retournement ne surprit personne . La défaite de la « gauche » était programmée depuis longtemps. Elle était incluse dans les scénarios de nos stratèges politiques. L’avertissement était clair du point de vue des travailleurs. Ils disaient à « la gauche », nous vous avons élus pour faire une politique conforme à nos intérêts, pas pour faire celle des patrons. Au deuxième tour, se produisit un sursaut de l’électorat de gauche qui se mobilisa pour limiter les dégâts. Cette réaction, très politique, confirmait et rendait plus impérieux encore le sens du vote du premier tour. Les masses laborieuses signifiaient qu’elles ne voulaient pas d’avantage du retour de la droite qu’elles ne voulaient de la politique de droite faite par « la gauche ». Tous les dirigeants de celle-ci et du gouvernement prétendirent avoir reçu « cinq sur cinq » l’avertissement des urnes. Depuis longtemps, déjà, patronat et opposition de droite criaient au casse-cou. Le chancelier et les responsables de l’économie allemande avaient joint leurs voix à ce concert. La France vivait au-dessus de ses moyens, ils faisaient pression sur elle et exigeaient qu’elle prenne des mesures : augmentation des cotisations sociales, emprunt forcé, réduction du déficit budgétaire. Le 21 mars, avait lieu une nouvelle dévaluation du franc, la troisième du septennat. De nouvelles mesures « d’accompagnement » devaient suivre. On ne parlerait plus de « pause » ni de parenthèse dans le changement. On entrerait maintenant de plain pied dans l’austérité. Mais cela apparaissait comme contraint et forcé, par les impératifs économiques, par nos partenaires européens. Le Président de la République affirmait, le 23 mars, dans son allocution télévisée : « la politique engagée depuis le mois de mai 1981 est-elle bonne pour la France ? Puisque j’en ai pris la responsabilité il m’appartient de vous répondre et je le ferai sans détour. Oui, cette politique est bonne... » et il ajoutait qu’elle serait maintenue. Du point de vue du pouvoir « social-bonapartiste » qui se veut au dessus des classes, l’unité de sa politique depuis 1981 était évidente. Il faut, pour l’établir, concevoir que l’une, « la relance et le changement » n’était qu’une phase préparatoire de l’autre « l’austérité », à laquelle elle avait frayé le chemin. Mais, du point de vue du peuple, des classes antagonistes qui le composent, ce n’était pas une, mais bien deux politiques qui avaient été suivies depuis deux ans, et, de plus, entièrement contradictoires et inconciliables. Laquelle était « la bonne », laquelle méritait d’être maintenue ?... Cela ne pouvait faire de doute pour les observateurs avertis. Si, dans sa forme, le propos présidentiel manquait sciemment de précision, dans son contenu il était tout à fait clair. « Il est temps, grand temps d’arrêter la machine infernale. Combattre l’inflation c’est sauver la monnaie et le pouvoir d’achat ». « Et il en va de même face à l’autre mal qui nous ronge : le déficit insupportable de notre commerce extérieur et l’endettement qui en découle ». Le gouvernement Mauroy, remanié, s’empressa d’apporter dans la pratique l’éclairage qui convenait. La « bonne » politique fut, non seulement maintenue, mais aggravée, c’était celle de l’austérité. Celle qui, sous couvert « d’intérêt national », visait à défendre les intérêts de classe des patrons contre les intérêts de classe des travailleurs. Avaient-ils lu les résultats à l’envers comme d’aucuns le suggéraient ? Non, évidemment pas, mais ils ne les avaient pas vus, comme se le figuraient encore leurs électeurs, en tant qu’élus et représentants de « la gauche ». Ils voyaient et analysaient ceux-ci depuis un poste d’observation différent, en tant que garants des institutions et en charge de « l’intérêt national », au-dessus des classes. Vus de là, les résultats des municipales avaient la signification suivante : démobili- sation de l’électorat populaire et ouvrier, sentiment d’échec et d’impuissance, mobilisation de l’électorat de droite, situation favorable pour pousser un peu plus loin les attaques anti-ouvrières. Forts de consensus politique et syndical qui subsistait dans le pays, le gouvernement décida cette fois de frapper large et fort. Il s’attaquait frontalement au pouvoir d’achat, à la protection sociale, aux acquis de la grande masse des salariés : avancement de la date des hausses des tarifs publics E.D.F.,G.D.F.,S.N.C.F., prélèvement de 1 % sur les revenus imposables de 1982, vignette sur les alcools et les tabacs, ins- tauration d’un forfait hospitalier, contrôle renforcé des prix, économies de 12 milliards de francs sur les besoins de financement externes de l’E.D.F-G.D.F., S.N.C.F. et R.A.T.P., aux dépens des usagers et des employés. 15 milliards d’économies sur les dépenses budgétaires au détriment des couches laborieuses et des collectivités locales, etc... Le deuxième plan d’austérité Mauroy-Delors n’y allait pas avec le dos de la cuillère. La baisse de la consommation populaire induite par celui-ci devait de surcroît provoquer des dépôts de bilan, rendant inéluctable une nouvelle progression du chômage, détériorant un peu plus le sort des salariés. Pierre Mauroy restait, au risque de se dédire. Les raisons de son maintien étaient simples et de deux ordres : Tout d’abord, il s’agissait d’aggraver la politique précédente. Mauroy s’y était déjà usé, pourquoi y brûler un nouveau premier ministre dont on pourrait avoir besoin plus tard dans d’autre circonstances ; mais, surtout, son maintient était lié à l’attitude des communistes, auxquels le pouvoir entendait bien faire cautionner jusqu’au bout sa politique anti-ouvrière . Pierre Mauroy, avec sa stature d’homme du nord, son image de marque de premier ministre du « changement », leur servait de paravent. Ils dissimulaient derrière la continuité de façade depuis 81, leur caution honteuse à une politique diamétralement opposée. Le P.C.F. confirma donc sa participation au gouvernement et vota à nouveau la confiance le 6 avril 1983. Il avait, dès lors, contribué à la mise en place de toute la politique d’austérité. Il pourrait bien, à présent, s’en écarter, il ne serait pas pris au sérieux. Il s’était disqualifié en tant que représentant de la classe ouvrière. Il perdit même une nouvelle fois l’occasion de se taire. Il était honteux, en effet, et dangereusement démagogique, de prétendre que les mesures gouvernementales allaient dans le bon sens, donnant à penser qu’il suffisait de les amender. Les mesures susvisées allaient dans le sens opposé aux intérêts des travailleurs. Elles ne pouvaient être amendées, il fallait en exiger le retrait pur et simple. Mais, plus que jamais prisonnier des contradictions inextricables de sa politique, le Parti Communiste Français devait boire jusqu’à la lie, la coupe pleine de « l’union. ». « La gauche » devait lutter contre les inégalités et alléger la pression fiscale. Dans la foulée de sa victoire, les droits des chômeurs furent renégociés à la baisse. Avec l’adoption de la rigueur, un nouveau pas fut fait dans ce sens. Des milliers de personnes furent précipitées dans le dénuement le plus total, nouveaux pauvres, faisant réapparaître la misère dans les villes. En instaurant le forfait hospitalier et diverses autres mesures concernant la santé et la couverture sociale, c’est devant la maladie elle-même qu’ils restaurèrent les inégalités les plus intolérables. Sous la pression de la « droite » et du patronat, ils avaient fini par vider de sa substance « l’impôt sur les grandes fortunes » créé par la loi de finance de 1982. Ils se mirent en quête d’autres ressources, aggravant lourdement les prélèvements sur les salaires moyens. Poussèrent même cette situation aux limites du tolérable par des mesures fiscales et parafiscales : emprunt obligatoire exceptionnel pour les contribuables payant plus de 5000 francs d’impôts, établissement d’un carnet de change pour limiter les dépenses touristiques à l’étranger, un pour cent solidarité, taxes sur les magnétoscopes, propres à réduire la consommation intérieure et à limiter les sorties de devises, en vue du rétablissement de la balance commerciale. Cependant, dans certains secteurs de l’économie, pétrole, nucléaire, télécommunications, industries de l’armement, les capitalistes réali- saient des profits colossaux. La bourse se portait bien et son bilan de santé créait la surprise à chaque étape de la législature. Hausse de 60% en 1983, 16,5 %en 1984, elle salua la fin de celle-ci, comme l’on sait, dans l’allégresse et l’euphorie avec une hausse de 46 %en 1985. Confirmation supplémentaire, s’il en était besoin, du caractère de classe de la politique d’austérité au service des patrons et de leur cohorte de parasites. Quatrième mouvement , « la modernisation » ( allegro forte) La relève historique de la IV - ème par la V - ème République, au delà de l’aspect purement institutionnel, avait signifié, nous l’avons vu, un recentrage du pouvoir au profit du grand capital. Il avait placé ses hommes de confiances, ses énarques à tous les postes clés de l’administration et de la finance. Durant plus de vingt ans, il s’était appliqué à inféoder l’appareil d’état pour en faire l’instrument de sa domination, un puissant outil d’intervention et de régulation écono- mique au service de ses options et de sa stratégie. L’Etat avait vocation d’imposer à l’ensemble du corps social, les orientations particulières de cette fraction dominante du capital, comme conforme à l’intérêt national. Cette réalité n’avait pas cessé d’exister au soir du 10 mai 1981. Cette évolution n’avait pas été acquise, il va sans dire, pour sombrer dans les incertitudes et les affres, voire les dangers d’une alternance conflictuelle. La signification en est de manière générale, que, pour être viable, le système d’alternance doit garantir, non seulement la continuité des institutions, des grandes options de la politique de défense et le respect des alliances fondamentales, mais aussi la poursuite des objectifs et des orientations économiques voulus par les secteurs capitalistes dominants. C’est parce que le pouvoir social-bonapartiste donnait suffisamment d’assurances à cet égard, qu’il était une solution acceptable et que l’alternance avait pu se réaliser. Pour capter les voix des écologistes, par exemple, « la gauche » avait développé certains discours aptes à les séduire. En matière de politique énergétique, elle parlait de « diversification », incluait les énergies renouvelables et s’engageait à proposer au pays un vaste débat démocratique sur le nucléaire.(45) Le pouvoir qu’elle a enfanté, non seulement n’organisa pas celui-ci, mais il n’eut de cesse de faire matraquer les écologistes qui exigeaient de lui qu’il tienne ses engagements ou s’opposaient à la poursuite de certains programmes. Le « lobby nucléaire » est, il est vrai, plus puissant que le courant écologiste. Mais surtout des intérêts gigantesques étaient en jeu, des investissements importants qu’il y avait lieu de rentabiliser ; le social-bonapartisme avait pour mission la défense de ceux-ci, qui concernent directement la fraction dominante du capital. Il s’acquitta même de sa tâche avec beaucoup de zèle, utilisant la force contre les écologistes de « Green-peace » qui s’opposaient au déchargement d’une cargaison de déchets radioactifs à destination de l’usine de retraitement de la Hague. « la gauche » ne devait-elle pas moraliser le commerce des armes ?... En guise de moralisation, c’est au nom du respect des engagements de la France, qu’elle persista à vendre des armements, à crédit, à l’Irak insolvable, cela pour la poursuite de l’un des conflits les plus stupides de l’histoire de l’humanité.(46) Par contre, elle cessa d’en vendre au petit Nicaragua révolutionnaire pour la défense de son indépendance, de son intégrité territoriale, de son droit à choisir sa voix historique. Elle cessa d’en vendre au Nicaragua en butte à l’agression de ses anciens bourreaux, les gardes Somozistes, cyniquement rebaptisés par Reagan - et Bernard Henri-Lévy (47) - « Combattants de la liberté ». Ils étaient d’ailleurs ouvertement soutenus, quand ce n’était assistés, par la C.I.A. et le gouvernement des U.S.A. Le pouvoir social-bonapartiste se révéla vite, en vérité, le plus hardi promoteur du négoce des armes. Ce fut sous les législatures de « la gauche » un secteur prospère, le plus dynamique de l’industrie Française d’exportation. Ses activités concernent, il est vrai, quelques-uns des secteurs de pointe du capital : aéronautique, construction électrique et électronique, etc... Le Social-Bonapartisme a ici encore tenu pleinement son rôle de fondé de pouvoir et de courtier du capital, dont il a défendu bec et ongles les intérêts essentiels. La reconstruction économique, la forte expansion capitaliste des années cinquante, provoquèrent une importante concentration industrielle, la modernisation accélérée de plusieurs secteurs dont l’agriculture et un important exode rural. La signature du traité de Rome, établissant la Communauté Economique Européenne (C.E.E.), en 1957, traduisît une certaine volonté politique. Malgré cela, les structures de la IV - ème République ne permettaient pas de mener à bien l’importante bataille de la restructuration et de la modernisation, ardemment désirée par le grand capital. C’est pourquoi, il revint à De Gaulle de lancer celle-ci sur une grande échelle, après qu’il en eut fini avec la mise en place des nouvelles institutions, et qu’il eut réglé la question Algérienne. Cette action fut conduite selon trois axes : · L’Europe et la réduction des tarifs douaniers, plaçant les entreprises dans des conditions de concurrence accrues face aux impératifs d’un marché plus vaste. · Le plan « Pinay-Rueff », pour réduire la part des salaires, augmenter celle des profits, dégager ainsi des capacités plus grandes d’investissements. Par une politique de raréfaction du crédit, il contraignait les entreprises retardataires à la concentration ou au dépôt de bilan. · Le V - ème plan élaborait une stratégie d’intervention de l’état. « Le comité de développement industriel » eut pour mission de préparer celles-ci qui furent nombreuses ( convention Etat-sidérurgie, plan calcul, dans la chimie, les charbonnages, l’aéronautique, l’automobile, etc...). Pour faciliter les opérations de concentration et permettre la constitution d’entreprises de tailles internationale dans toutes les branches. Cette politique fut poursuivie par Georges Pompidou, particulièrement dans le secteur de la distribution qui héritait d’un grand éparpillement. Certains secteurs furent alors toutefois délaissés ou cédés (ex : informatique). Le grand capital optant pour un partage des marchés sur la base d’une spécialisation dans certaines branches. Cette orientation fut également poursuivie sous le septennat de Valéry Giscard d’Estaing, avec des efforts particuliers dans l’agro-alimentaire (le pétrole de la France, selon le mot de celui-ci). Bien que considérables, les résultats de cette politique économique étaient encore insuffisants, face à la concurrence des autres pays développés et aux nouveaux défis techniques (informatique, robo-tique). Le haut niveau de lutte de la classe ouvrière depuis 1968 jusqu’à 1978-80, constituait un obstacle. En provoquant le reflux de celle-ci « le social-bonapartisme » créait une situation favorable à la mise en place d’une politique audacieuse de restructuration et de modernisation de l’appareil productif. Il avait terrassé ou asservi les démons idéologiques de « la gauche » traditionnelle, qui étaient des handicaps, sinon des obstacles, pour une opération de redéploiement industriel. Il avait fait accepter l’austérité et la désindexation des salaires sur les prix. Il brisait ainsi la spirale inflationniste aux dépens des travailleurs, il était en passe de restaurer les taux de profits, de permettre l’assainissement des comptes des entreprises, de gagner la confiance des industriels. En donnant la prio-rité, dans la conscience nationale, aux grands équilibres économiques sur les besoins des masses, en réhabilitant la fonction de chef d’entreprise, en créant la catégorie des « vainqueurs », il avait élaboré le nouveau système de valeurs nécessaires pour mobiliser les énergies dans cette bataille. Comme à chaque fois en pareille circonstance, les locomotives idéo- logiques, les éclaireurs du Président et ses prédicateurs allaient monter au créneau pour préparer l’opinion. Edmond Maire ouvrit le bal le 14 décembre 1983, s’en prenant à l’incohérence et à l’immobilisme de la politique industrielle du gouvernement. Précisément, à cette époque un débat sur le sujet animait les sphères habilitées de celui-ci. Il avait été mis à l’ordre du jour par l’annonce du plan de restructuration du groupe Peugeot en juillet et des luttes ouvrières qu’elle avait suscitées. Au début du mois de janvier 84, le comité directeur du Parti Socialiste apporta sa contribution au débat public en soulignant que la cohésion de la majorité était nécessaire pour mener à bien les restructurations. Le secrétaire général du Parti Communiste Français dit, quant à lui, « qu’il ne faut pas de licenciement, pas un chômeur de plus ». En quelque sorte, oui à la guerre, non à ses victimes. Pouvait-on imaginer position plus incohérente ? Pour faire passer dans les larges masses le nouveau message industriel, y avait-il quelqu’un de mieux placé qu’Yves Montand ?... Chanteur populaire des quinquagénaires, acteur à succès des quadragénaires, homme de média des tétragénaires, il jouissait d’une réputation d’intellectuel de gauche et de communiste repenti. Il fit un tabac le 22 février 1984 avec une émission télévisée au titre volontairement provocateur : « vive le crise ». Merci pour les chômeurs, les travailleurs précaires de plus en plus nombreux, les jeunes en mal d’insertion sociale, les nouveaux pauvres, le tiers monde acculé à la dette et à la famine, etc...Yves Montand s’adressait aux gagneurs, « aux vainqueurs du Président ». La crise n’était plus une maladie du système capitaliste de production et de distribution, c’était un défi qu’il fallait oser relever. Ce n’était plus une calamité internationale, c’était une chance donnée à ceux qui osaient lui faire face. Le grand capital avait élaboré sa philosophie de la crise, il avait son héros « Super-Tapie », l’Amérique de « Rambo » était aux portes du vieux continent . Henri krasucki avait fait son devoir, il avait sonné le tocsin en criant « casse-cou ! ». Un plan de restructuration industrielle était annoncé depuis un certain temps . Le conseil des ministres du 29 mars 1984 avalisa celui-ci. La sidérurgie, symbole industriel était frappée de plein fouet, 30 000 sup- pressions d’emplois prévues, mais aussi les charbonnages et les chan-tiers navals. Des mesures étaient conçues pour faire avaler la pilule, outre les préretraites et départs volontaires, « les congés de conver- sion » et « l’aide au retour » pour les travailleurs étrangers, mesure dis-cutable, tant dans sa forme que dans son esprit. Mais, ces grandes manoeuvres industrielles ouvraient, de plus, toute grande la voie à d’autres opérations dans l’automobile, les transports, dont le fret devait nécessairement subir le contrecoup de la baisse de l’activité indus- trielle. Fidélité à l’engagement européen de la France, dialogue Nord-Sud, la mise fut confirmée dans le sens de l’ouverture au marché mondial - Plan Mauroy-Delors à l’instar du plan Pinay-Rueff - Intervention de l’état dans le processus de restructuration industrielle et de modernisa- tion. Avec ces trois axes, la politique économique de François Mitterrand ressemblait comme une sœur à celle de Charles De Gaulle. Elle ne se distinguait de cette dernière que par l’échelle des moyens mis en œuvre. L’austérité « de gauche » étant allé bien au-delà de tout ce que pouvaient espérer faire les praticiens de droite. La politique Barriste apparaissait bien désuète en comparaison. Avec l’extension du secteur public et nationalisé qui représentait 30 % des ventes et 24 % des effectifs des entreprises ayant une activité industrielle (48), et la nationalisation de la quasi totalité du système bancaire, le pouvoir social-bonapartiste s’était donné des moyens importants d’inter- vention. Il pouvait pratiquer une politique du crédit conforme aux ambitions de sa stratégie et peser d’un poids considérable dans le redéploiement industriel, comme aucun autre avant lui. * * * Avec la « relance », « la gauche » devait arrêter la « casse »du potentiel industriel. Dans la navale, la sidérurgie (plan Davignon), les charbonnages, l’automobile, les transports (plan guillaumat), le social-bonapartisme ne faisait à présent qu’appliquer les plans industriels éla- borés de longue date par les gestionnaires patentés du capital. Le plan acier était le plan pilote, s’il passait l’obstacle de la contestation inévi- table le reste suivrait. La réaction des travailleurs ne se fit pas attendre. La Lorraine, région sinistrée, fut paralysée par la grève. Georges Marchais « parla d’erreur tragique », affirma que les accords P.S - P.C. n’avaient pas été respectés. Façon de signifier que le P.C.F. dégageait sa responsabilité dans cette affaire. Le 13 avril, les sidérurgistes du bassin Lorrain vinrent manifester à Paris ; le secrétaire général du P.C.F. participa à la manifestation. Les communistes allaient-ils prendre l’initiative de la rupture ? Pierre Bérégovoy, alors ministre des affaires sociales confiait : « Mon sentiment...c’était qu’il fallait mouiller les communistes jusqu’au cou dans cette affaire, pour qu’ils ne se remplument pas sur notre dos » rapporte Serge July.(49) Avec la lutte des sidérurgistes sur toile de fond de restructurations industrielles générales, le P.C.F. tenait l’ultime chance, en effet, de se sortir honorablement du piège. Il pouvait alors sauver son image de marque de parti ouvrier, expliquer sa caution à l’austérité comme un égarement consécutif à sa volonté de sauver l’union de la gauche, se placer au mieux comme leader d’une opposition ouvrière, dans la perspective d’une contre-offensive. Mais, l’absence de stratégie politique de rechange et la proximité des élec- tions Européennes l’incitèrent à la prudence. Il craignait les retombées électorales d’une rupture. Les communistes paraissaient pétrifiés face à la réalité historique. Incapables de rechercher en eux le sursaut nécessaire, ils subissaient l’événement comme la fatalité. Le Président de la République, à son tour, monta au créneau le 4 avril, lors de la troisième conférence de presse de son septennat. Le thème essentiel de celle-ci fut la sidérurgie. Il avait annoncé à l’intention du Parti Communiste, que le temps était venu de mettre les choses au net. Quelques jours après, le premier ministre engageait la responsabilité de son gouvernement devant l’Assemblée Nationale. Certes, le groupe communiste émettait des réserves, ce n’étaient que des paroles, mais votait la confiance, c’est un fait. Les communistes venaient ainsi d’apporter leur caution à ce qu’ils avaient, en d’autres temps, baptisé eux mêmes « la casse du potentiel industriel ». Leurs critiques précédentes, la présence de leurs dirigeants aux côtés des travailleurs, apparaissaient dès lors, sous cet éclairage, comme de simples manoeuvres électoralistes, dictées par la proximité des Européennes, d’autant plus mal ressenties par leur base, que les enjeux humains étaient considérables. Les grèves dans les secteurs concernés étaient ainsi vouées à l’échec, présentées bientôt comme les luttes d’arrière garde de ceux qui refusent la « modernité » et le « réalisme ».Le voeu de Pierre Bérégovoy était exaucé, « les communistes étaient mouillés jusqu’au cou ».
V
La nouvelle donne politique.
La mise en liquidation de « la gauche »
Depuis l’adoption du plan de rigueur en 1982, le P.C.F. avait opté pour une tactique de participation critique à l’action gouvernementale. Tout à la fois, il ne voulait pas prendre l’initiative d’une rupture dont il savait qu’elle lui coûterait fort cher, mais redoutait tout autant le prix qu’il lui faudrait payer sa caution à une politique anti-ouvrière. Il maintenait donc sa participation au gouvernement, tout en s’efforçant de se démarquer de la politique de ce dernier. Ses ministres jouaient à fond le jeu de la « discipline gouvernementale », ses députés votaient avec la majorité parlementaire socialiste, renouvelaient leur confiance autant de fois que le premier ministre la sollicitait. Mais le Parti, son secrétaire général, ses instances dirigeantes, ses militants dans les entreprises, tenaient un langage de plus en plus critique. Georges Marchais avait dit à Ajaccio, en juin 1982, que le P.C.F. ne pouvait en aucun cas approuver une loi tendant à bloquer les salaires et à suspendre celle sur les négociations et les conventions salariales. Le ton des critiques monta d’un cran après l’adoption du plan d’austérité de 1983. En mai, à Marseille, le secrétaire général du P.C.F. estimait que la rigueur était en contradiction avec les objectifs de 1981 du Président de la République. Elles atteignirent leur paroxysme, comme l’on sait, au début de 1984 avec la mise en œuvre du plan de restructuration. Mais la fronde du P.C.F. n’était pas un phénomène isolé. Elle faisait écho aux luttes des travailleurs qui, malgré la léthargie générale dont semblait atteinte la classe ouvrière, se développèrent dans les secteurs menacés : automobile, charbonnages, sidérurgie, chantiers navals. C’est ainsi qu’eut lieu un ultime effort de mobilisation : on dénombra pour l’année 1984 plus de 2 400 000 journées de grèves.(50) Cette situation se répercutait dans le Parti Socialiste lui même où la grogne et le scepticisme gagnaient une partie de la base, particulièrement du côté du C.E.R.E.S. Quelques dirigeants tels André Laignel ou Christian Goux se firent même les porte-parole de celle-ci. En mai 1983, lors de la convention nationale du Parti Socialiste, Jean-Pierre Chevènement à l’instar de Georges Marchais, critiqua la politique de rigueur dont il dit qu’elle était un virage. Il avait suffit de réaliser le programme de nationalisations pour vider celles-ci de leur substance et de tout intérêt au regard des masses. La relance avait fait long feu et, malgré les discours ronflants, le chômage poursuivait sa progression. Le gouvernement « de gauche » et les dirigeants socialistes faisaient de plus en plus clairement et exclusivement une politique de droite : austérité, aides aux entreprises, restructurations industrielles et chômage massif. « Le peuple de gauche » souffrait d’un profond sentiment de frustration. Ce n’était pas en effet pour cela qu’il avait voté en 1981. Au regard des espérances populaires qui portèrent « la gauche » au pouvoir, le bilan était entièrement négatif. Pour satisfaire aux exigences éthiques et morales, de leur clientèle électorale privilégiée, les intellectuels de gauche, les nouvelles classes moyennes, ils avaient, comme promis, procédé à l’abolition de la peine de mort, à la suppression des Q.H.S., à l’abolition de la cours de sûreté de l’état (51), à l’abrogation de la loi « anticasseurs » et à celle de la loi « Sécurité et liberté » dite loi Peyreffitte. Ils avaient promulgué une loi autorisant la création de radios privées locales, ouvrant un nouvel espace de liberté. En réponse au malaise qui s’emparait de la base, les dirigeants politiques et responsables gouvernementaux s’en référaient de plus en plus souvent à ces réalisations. Pourtant, leur action dans ces domaines, leur terrain de prédilection, ceux de l’humanitarisme, de la morale politique, des droits de l’homme, des libertés publiques, n’était pas sans tache. Leur bilan quoiqu’ils en fissent des gorges chaudes, n’était pas si reluisant que ça. Dans le même temps ils avaient fait écho au discours sécuritaire liberticide, ils avaient accédé aux desiderata des corps de police en matière d’effec- tifs, d’armes individuelles, de locaux et d’équipements. Sous prétexte d’émanciper de nombreux fonctionnaires des tâches administratives afin de les réutiliser à des tâches de sécurité, ils ouvrirent toute grande la voie périlleuse de l’informatisation de la police. Ils avaient tenu un discours flatteur à la conscience nationale, promettant de renouer avec les traditions d’hospitalité de la France, et même de donner le droit de vote aux travailleurs immigrés, dans les scrutins locaux (municipales). Ils n’en firent rien, évoquant pour se justifier « les résistances sociales », lesquelles, soi dit en passant, existaient préalablement à leur promesses. De telles résistances existaient d’ailleurs tout autant et tout aussi fortes en ce qui concerne la peine de mort, ils passèrent outre cependant. Dans un premier temps, ils s’étaient employés à régulariser la situation de nombreux clandestins et à améliorer le sort de la population immigrée, mais ils ne tardèrent pas à en annuler le crédit par la mise sur pied d’une politique énergique de contrôle avec camp de transit et expulsions. Monsieur Stoléru, tant décrié jadis, a dû en rester pantois. Ils se firent enfin les fossoyeurs du droit d’asile, le plus beau et le plus généreux des grands principes, en livrant à l’Espagne des militants Basques, en laissant les commandos du G.A.L. opérer impunément sur le territoire Français, en livrant enfin en février 1986, deux opposants au régime Irakien de Sadam Hussein. Mais ces réformes et actions diverses, dont certaines étaient, il est vrai, à leur avantage, ne changeaient pas grand chose de tangible dans la vie quotidienne des masses. Nul ne pouvait empêcher les travailleurs de penser qu’ils avaient agi surtout quand cela ne coûtait pas cher. Ce bilan, discutable d’ailleurs, n’était pas de nature à modifier le sentiment de frustration ni l’amertume profonde de la base. Cette situation, découlant de la politique suivie, était inévitable. Le pouvoir social- bonapartiste s’en accommodait comme d’un mal nécessaire. Ce qu’il ne pouvait admettre par contre, c’étaient les répercussions de ce malaise dans le parti socialiste et dans ses sphères dirigeantes. Cela constituait une menace sérieuse pour le fragile équilibre des classes avec lequel composait le pouvoir. A terme, celle-ci mettait en péril le consensus social face à l’austérité et interdirait, si l’on y prenait garde, de passer à la prochaine phase socialement la plus risquée, celle des restructurations. Il fallait donc verrouiller le Parti Socialiste sur sa gauche pour prévenir tout risque de déstabilisation de la majorité Prési-dentielle. Il ne fallait pas donner prise aux critiques du Parti Communiste. L’alternative simple, rompre ou se soumettre, devant seule lui être ménagée, si l’on voulait lui faire avaliser jusqu’au bout la nouvelle politique. Tel fut l’objet du congrès socialiste de Bourg en Bresse en octobre 1983. Pour soigner la base du P.S. et l’aile gauche de ses sphères diri- geantes, de la frustration dont elles souffraient, il convenait de procé- der à un rééquilibrage de la politique socialiste et de l’action gouverne-mentale. Mais il était exclu de changer quoique ce fut à l’option éco- nomique et sociale. Celle-ci était « la bonne », la seule conforme à « l’intérêt national », c’est-à-dire plus prosaïquement, celui du grand capital. Ce rééquilibrage devait donc procéder de la méthode du contrepoids. A coté, et parallèlement à sa politique socio-économique de droite, le gouvernement entreprendrait des actions dans des domaines plus marqués « à gauche ». C’est dans cet esprit que furent ressortis des cartons les projets « d’un grand service public unifié et laïc de l’éducation nationale » (52) et celui d’une loi sur la presse. A telle fin que les responsables gouvernementaux puissent tenir le langage suivant : « Il n’y a pas de politique économique de rechange, aucune politique ne dispensera les Français de l’effort nécessaire », ainsi que Monsieur Mitterrand l’avait fait le 8 juin 1983 à la télévision, mais « la gauche » continue, le changement se poursuit tout de même. Le procédé fonctionna parfaitement. Cependant que les contestataires de l’aile gauche se faisaient les dents sur l’os qui leur avait été jeté, le gouvernement put développer en toute quiétude son action. La politique de droite, faite par ce qu’ils croyaient encore être « le gouvernement de gauche », démoralisait les travailleurs et toutes les forces vives du pays. Par contre, la « servilité » de ce qui était pour elles « le gouvernement socialo-communiste » donnait du baume au cœur à tout ce que la nation compte de tenants de la droite et de la réaction. Le pouvoir se proposait de mettre un terme au scandale des lois « Debré et Guermeur » qui instauraient le financement de l’école privée par des fonds publics. La droite, qui était à l’offensive, s’empara de ce problème. Dans son élan, au nom des « libertés fondamentales et du pluralisme » elle fit de ce thème l’objet d’une mobilisation gigantesque. Desservie par la morosité qui s’était insinuée parmi ses troupes potentielles, entravée par la dialectique de ses relations au gouver- nement, « la gauche laïque » n’était pas en mesure de développer une mobilisation équivalente. Le Parti Socialiste et le pouvoir n’en voulaient d’ailleurs pas. Leur intention fut de faire diversion, de combler un vide, pas de donner « au peuple de gauche » un outil de remobilisation. Si cela s’était produit, la question de l’éducation servant d’exutoire à la grogne ambiante, aurait permis aux masses de reprendre confiance dans leur capacité de lutte. Tôt ou tard, elles auraient débordé du cadre imparti « des libertés », faisant naître pour l’action gouvernementale des périls bien plus grands que ceux qu’il avait eu l’intention de conjurer. Le 17 juin 1984, avaient lieu les élections au parlement Européen. Elles ne pouvaient que confirmer la situation issue des dernières municipales, rien n’ayant été fait pour y changer quelque chose. Elles confirmaient donc, tout d’abord, l’inversion du rapport de force électoral gauche-droite. Celui-ci s’étant encore dégradé, « la gauche » touchait le fond. Mais ce n’était pas ce qui faisait l’intérêt de se scrutin. Ce qui le distinguait, c’était l’importance du taux d’abstention, 43,27 % la progression spectaculaire de l’extrême droite, 10,95 % qui faisait une percée nationale, le nouveau recul du P.C.F., qui avec 11,20 % résultats avoisinants ceux du F.N., devait profondément marquer l’opinion. L’avertissement que l’électorat « de gauche » avait donné aux municipales, à son point de vue, n’avait servi à rien. Il se réfugiait dans l’abstention. Les observateurs s’accordèrent à dire que le taux élevé de celle-ci dans les quartiers populaires témoignait de la démobilisation particulière de l’électorat ouvrier. Beaucoup de ceux qui allèrent tout de même voter pour « la gauche » le firent dans la morosité, avec la préoccupation unique de ne pas laisser le champ libre à la droite. Les vieux réflexes républicains ont la peau dure. Le 17 juin 1984, les travailleurs désabusés avaient dit à leur façon « on a compris ». A cette date une conclusion s’imposait déjà. Du point de vue de la classe ouvrière de ce pays, l’expérience de « la gauche au pouvoir » était faite, au-delà même de tout ce qui était prévisible. Une page de l’histoire était tournée. La droite réactionnaire et cléricale savait qu’elle avait le vent en poupe. Faisant preuve d’un sens politique aigu, elle avait programmé une vaste manifestation à Paris aux lendemains immédiats des élections Européennes. Il s’agissait, pour elle, d’utiliser la victoire des urnes comme tremplin de la mobilisation, pour frapper un grand coup. Le calcul était judicieux. Sur le thème de la « défense » de l’école privée et des libertés, la manifestation regroupa plusieurs centaines de milliers de personnes, deux millions selon les organisateurs. La mobilisation de la droite avait atteint dès lors un niveau historique jamais vu dans ce pays. Sur intervention personnelle du Président de la République, qui trou-vait là une nouvelle occasion de jouer les arbitres, le gouvernement et « la gauche » toute entière furent sommés de renoncer au « Projet Savary ». Ainsi désavoué, le ministre de l’éducation nationale démissionna, donnant lieu au plus profond remaniement ministériel depuis le début du septennat et au premier changement de premier ministre. C’en était fait des grandes idées de « la gauche républicaine et laïque ». Après la victoire des urnes et le succès de sa manifestation, la droite obtenait ainsi une éclatante victoire sur le gouvernement et une revanche morale sur 1981. La carrière historique de « la gauche » s’achevait dans l’humiliation et l’impuissance. En persistant à faire la politique de la « droite » mieux qu’elle même, le pouvoir social-bonapartiste avait préparé, bien évidemment, le lit dans lequel la droite politique n’aurait qu’à se glisser le moment venu. Il avait procédé se faisant, sciemment, à la liquidation politique « de la gauche » et tout ce qui s’y rattache. Sur le chemin de l’alternance elle fut une figure historique imposée par l’existence d’un parti communiste fort. La marginalisation électorale du P.C.F. la rendait inutile et scellait son sort, leurs deux destins étant liés. Cette liquidation dégageait l’espace politique utile pour la recomposition d’une nouvelle gauche d’alternance regroupée sur le socle de la culture de gouvernement. La recomposition de la droite
Jusque là, la droite française n’avait eu qu’à conserver et gérer le pouvoir qu’elle avait hérité de De Gaulle. L’alternance qui s’était produite en 1981 pour la première fois, avait pour conséquence de la mettre en devoir de reconquérir le pouvoir. Ce qui était entièrement nouveau. La balle était dans son camp. A elle de prendre les dispositions utiles pour préparer et réussir l’autre composante de l’alternance. Mais elle devait faire face à présent à une force de gouvernement crédible, qui avait elle-même prouvé ses capacités de gestionnaire. Cela aussi était nouveau. La reconquête exigeait la recomposition des forces de droite selon un axe neuf. La droite ne pouvait espérer revenir aux affaires sans dépasser au préalable les survivances de la période antérieure. Les clivages entre Gaullistes et droite libérale, héritage d’une époque révolue, étaient appelés à disparaître. La droite de gestion devait elle-même se transformer en force d’alternance. La première des conditions était de se ressaisir, prendre l’offensive au plus vite afin de regrouper ses forces. Cela fut facilité par la nature de la politique social-bonapartiste. La cassure de 1982-83, quand « la gauche » avait trahi les espérances populaires, pour faire mieux, mais sans lui, la politique de Monsieur Barre, avait permis à la droite de retrouver la confiance en elle-même. Elle se découvrait des capacités offensives insoupçonnées, en se lançant à la conquête des « déçus du socialisme ».(53) Elle annonçait « l’échec cinglant du socialisme » et présageait que l’expérience n’en durerai pas deux ans, en appelait à des élections législatives anticipées. (54) L’inversion du rapport des forces électorales était chose acquise dès les municipales, deux ans seulement après la « victoire socialiste ». Cela avait été facile, trop facile. Cette remontée semblait devoir leur assurer une majorité absolue, si l’on s’en tenait à la simple addition de leurs suffrages respectifs. Mais arithmétique n’est pas politique. L’union ne s’imposait pas alors. De simples accords électoraux de désistement faisaient l’affaire. La droite classique était, de ce fait, tentée par la poursuite des luttes intestines. La concurrence entre R.P.R. et U.D.F. semblait devoir régler, pour longtemps, les rapports dans son camp. Une telle situation était nuisible au bon déroulement du processus de bipolarisation de la vie politique française et, à l’avenir, du bipartisme. Dans tout phénomène de polarisation, l’évolution de la situation de chacun des pôles est conditionnée par celle du pôle opposé. Tout retard pris dans la polarisation de la droite se répercuterait nécessairement sur celle de « la nouvelle gauche ». On ne peut pas vouloir l’une sans l’autre. La persistance du partage de la droite entre deux formations ménagerait à « gauche » un espace vital pour la résurgence du P.C.F. Inversement, la poursuite de la marginalisation de celui-ci, le « leadership » acquis par le P.S., impliquait qu’un degré équivalent soit franchi dans la polarisation de la droite. L’extrême droite avait opéré sa première percée significative, dans le vingtième arrondissement de Paris : 11,26 %. Elle avait réussi à créer l’événement grâce à son alliance avec le R.P.R. à Dreux et le ton ouvertement raciste de leur campagne commune. Cela se passait lors des élections municipales précédentes, c’était l’un des traits marquants de ce scrutin. Le 17 juin, l’extrême droite faisait une poussée générale réalisant un score national de près de 11 %. Elle approchait de celui du P.C.F., circonstance qui donnait à sa percée soudaine une résonance symptomatique, plus inquiétante encore. Avec 10 députés, elle faisait son entrée au parlement européen, accédait à la respectabilité politique, à des moyens matériels nouveaux, au puissant relais des médias. Malgré ses accointances avec certains fondés de pouvoir du « Bon Dieu », la progression électorale fulgurante de la droite fasciste et xénophobe n’était pas un don du ciel. Elle possédait des raisons objectives et des explications terrestres. Elle devait être comprise simplement, comme le produit le plus authentique du glissement géné-ral vers la droite de l’ensemble du corps électoral. Alors que la droite traditionnelle, usée par vingt-trois années d’exercice ininterrompu du pouvoir, venait juste d’être défaite, désavouée, n’était-il pas normal que sa remontée si prompte, procède avant tout du gonflement de l’une de ses composantes neuves ; laquelle n’avait pas été concernée par la défaite de 1981 ? Considérée sous cet éclairage, la progression du Front National apparaît bien comme l’un des résultats les plus tangibles de la redistribution des cartes, réalisée par le pouvoir social-bonapartiste. Avant 1981, tous les ingrédients, constituant les conditions objectives du développement de l’extrême droite, son terreau social, étaient déjà réunis : la crise économique mondiale du capitalisme, l’immigration légale et clandestine, le chômage massif (deux millions), la délinquance et l’insécurité. Pourtant, l’extrême droite restait marginale : 3,22 % aux élections législatives de 1978, 0,69 % aux élections cantonales de 1979. Pourquoi, tout à coup, en 1983 et 1984, prenait-elle un pareil essor. Quel événement nouveau s’était-il donc produit qui provoquait la cristallisation de ce phénomène ? La réponse pourrait sembler évidente, l’accession de « la gauche » au pouvoir, par réaction, a engendré celui-ci. Mais elle est fausse. Aux élections législatives de 1981 l’extrême droite, écrasée, obtenait 0,36 % , soit 90 000 voix seulement. Elle obtenait 0, 2% au premier tour des élections cantonales de mars 1982, soit moins qu’à celles de 1979 (0,69 %) et celles de 1976 (0,60 %). Aux élections municipales de 1983, en dehors de quelques exceptions qui allaient être montées en épingle et amplifiées par les médias, elle restait en réalité encore très marginale. Si « la gauche » avait pratiqué une politique conforme aux espérances qu’elle avait fait naître, si elle avait mobilisé les forces sociales qui la soutenaient plutôt que de les démoraliser, la droite, en général, n’aurait pas repris l’offensive de si tôt et l’extrême droite serait restée dans ses cantonnements. L’événement catalyseur n’avait donc pas été l’alternance mais l’abandon, par « la gauche », en 1982-83, de tout ce qui faisait son identité et lui justifiait l’attachement des masses. Jusque là, le corps social était solidement arrimé par son flanc gauche ; les amarres ayant été larguées, il dérivait à présent dangereusement. L’existence de « la gauche », des espérances qu’elle avait fait naître, polarisait jusque là autour d’elle la frange des déclassés, ouvriers mar-ginaux, paysans nouvellement prolétarisés, tous ceux, sans tradition solides, déçus depuis de longues années par le mouvement syndical, mais aussi les petits commerçants malmenés par la crise. Ils étaient à présent tous déboussolés. Ces couches du « lumpen-prolétariat », d’ouvriers déstabilisés, de petits bourgeois aux abois, se sentant trahis par « la gauche », perdaient tout espoir et tout point de repère. Elles se retournaient brutalement, dans un geste de colère et d’exaspération, vers le vote « Le Pen ». Celui-ci voyait venir à lui ces premiers contingents d’un électorat populaire. L’alternance c’était produite mais le bipartisme n’existait pas. Les forces politiques étaient regroupées en deux camps « droite » et « gauche ». Chacun d’eux était constitué de deux grands partis autour desquels étaient satellisés des astéroïdes divers, débris de formations anciennes, petites formations groupusculaires, etc...Cette situation était inconfortable, d’une part parce que l’instabilité des couples fragilise le bon fonctionnement de l’alternance, mais, d’autre part et surtout, parce que l’un des couples incluant le P.C.F. était impropre à jouer ce jeu de balance institutionnel. Il fallait donc sortir de cette situation, passer de « la bande des quatre » (55) au bipartisme véritable. Paradoxalement, l’intrusion d’un cinquième larron dans la bande était de nature à en accélérer la réduction. La preuve sera-t-elle administrée, un jour, qu’en politique il arrive que 4 + 1 = 2.... ? Dans une première période, qui va des municipales, et même un peu avant, jusqu’aux cantonales de 1985, François Mitterrand ne vit pas d’un mauvais œil l’apparition du phénomène « Le Pen » et la rapide progression électorale de l’extrême droite. Jean-Marie Le Pen, le 24 mai 1982 (56), avait écrit au président de la République pour se plaindre de ce que les chaînes de télévision n’avaient pratiquement pas parlé du congrès du Front National. Michel Collinot porte-parole de ce mouvement, soulignait la « courtoisie » du chef de l’Etat qui daignait répondre, ce que n’avait pas fait avant lui monsieur Giscard d’Estaing, à plusieurs lettres analogues. Monsieur Mitterrand lui répondait que sa protestation sur ce point était parfaitement fondée. Que cela ne devrait plus se reproduire avec l’application de la réforme de l’audio-visuel , qu’il demandait d’ores et déjà « à M le ministre de la communication d’appeler l’attention des responsables des sociétés de radio-télévision sur le manquement dont vous m’avez saisi ». J’attends, commentait le président du Front National, « pour juger de l’efficacité de ses décisions et de ses promesses, de voir comment elles seront exécutées » (57). Il n’y eut plus de « manquement » de cet ordre, il n’y en eut pas, en tout, cas dans la manière dont les télévisions couvrirent les premières percées « lepenistes » à Dreux et dans le XX - ème, ni dans la place qui lui fut réservée au long des mois qui suivirent, où il devint « l’homme événement ». En certains points, particulièrement dans l’ex-ceinture rouge de Paris, la progression du vote « Le Pen », contribuait manifestement à déstabiliser la base électorale du P.C.F. Mais elle avait aussi d’autres vertus, celle de brouiller les cartes de la droite traditionnelle. Celle aussi de contribuer à rouvrir le jeu politique, dans la perspective de 1986, d’ouvrir la voie à des combinaisons nouvelles. Celle, surtout, d’aiguillonner la droite classique, la contraignant à prendre des dispositions adaptées afin d’assurer sa victoire dès lors problématique. Il lui faudrait à présent veiller à ne pas se faire manger par plus à droite que soi. Ses coups contre l’extrême droite, le Président de la République les réservait pour plus tard, pour une date ultérieure, où il pourraient lui servir à d’autres fins. Mais n’y avait-il pas là quelque chose qui rappelle la célèbre histoire de l’apprenti sorcier ? La progression électorale de la droite nationaliste avait donc des causes objectives particulières. Mais un certain nombre de circonstances ou de comportements vinrent en augmenter la résonance sociale ou en accélérer la cristallisation politique. Ainsi en fut-il de l’attitude de la droite classique qui, en reprenant à son compte les thèmes de la sécurité et de l’immigration, améliora la réceptivité de sa base à ces discours. Ainsi en fut-il des médias et de la presse en général qui, en le présentant comme « néo-Poujadiste », contribuèrent à lui donner des airs bonhommes et inoffensifs. Mais, ainsi en fut-il également de la politique social-bonapartiste à l’égard de l’immigration, contrôle, aide au retour, qui établissait un lien de cause a effet entre immigration et chômage, donnant du poids à l’un des thèmes les plus chers de l’extrême droite. Ainsi en fut-il de la façon, fort discutable, dont les médias couvrirent les conflits de l’automobile, quand Pierre Mauroy s’en prit aux « Ayatollahs » des usines. Le premier ministre accordait ainsi son propos sur les plus vils réflexes de rejets, leurs donnant, de la sorte, son aval et sa caution. Ainsi en fut-il, dans les mois et les semaines qui précédèrent les municipales, des opérations coups de poing médiatisées dans certains quartiers sensibles. Certains « squatts », la rue de Châlon dans le XII - ème, furent ainsi sous les feux de l’actualité, où l’amalgame était vivement fait entre insalubrité, immigration, drogue et insécurité. Ainsi en fut-il enfin de la montée en épingle par les médias des premiers succès de Le Pen aux municipales. Mais, il faut rappeler dans un esprit de justice et d’équilibre, que, dans les mois qui précédèrent 1981, le P.C.F., avec l’affaire du foyer Malien, de Vitry et quelques autres, avait lui même baissé la garde face à la menace xénophobe. Certes, les élections Européennes consacrèrent, avec éclat, la victoire générale des droites. Mais, celle là avait emprunté des chemins nouveaux. Il fallait dès lors compter, d’une façon ou d’une autre, avec le score du Front National. Sans lui, la droite classique n’obtenait pas de majorité absolue dans le pays. Sa victoire en était donc relative. La progression électorale du Front National bouleversait totalement la stratégie de la droite traditionnelle. Ses luttes intestines ne pouvaient que favoriser le gonflement de cette composante extrême, risquant d’en faire l’arbitre de la situation en 1986. Elle n’avait pas encore pris la mesure exacte du phénomène « Le Pen », ni de ses implications. C’est pourquoi, les réponses de la droite classique dans la période intermédiaire, entre les élections européennes et les cantonales de mars 1985, restèrent floues et discordantes. Elles se précisèrent et s’harmonisèrent pour l’essentiel à l’approche de cette nouvelle échéance, à l’examen du problème concret posé par ce scrutin. Fallait-il ou ne fallait-il pas nouer une, ou des alliances avec le Front National ? Les réponses que les dirigeants de la droite donnèrent à cette question ne s’inspiraient pas, bien sûr, de considérations de « morale politique »(58), comme certains d’entre eux pouvaient tenter de le suggérer avec démagogie. Seule comptait la stratégie que ces réponses recouvraient. Fallait-il miser sur le bon déroulement de l’alternance, dans le respect des échéances politiques, ou fallait-il miser sur une stratégie de mobilisation, avec, à la clé, des risques de tensions sociales ? Dans le premier cas de figure, les institutions devaient en sortir consolidées, dans le deuxième elles risquaient, tout au contraire, d’en sortir affaiblies. Or, la droite traditionnelle est chèrement attachée aux institutions Gaullistes. C’est pour celles-ci, la voie de leur consolidation, de leur pérennité, qu’elle opta bien naturellement. Si elle avait été tentée de 1982 à 1984 par une attitude plus ferme, c’était parce qu’il lui fallait remobiliser ses troupes , c’était au regard des hypothèques que la politique social-bonapartiste faisait planer sur l’équilibre politique du pays, c’était au regard de la désagrégation du corps social qu’elle engendrait. En 1984, il devenait clair que le pouvoir avait franchi tous les obstacles avec succès. Cela, en préservant jusqu’au bout la paix sociale, en démoralisant profondément la classe ouvrière. La mobilisation de ses propres troupes n’était plus nécessaire. Après la grande démonstration de force du 24 juin 1984, la droite classique s’employa à faire retomber la pression . Si, dernière manifestation de la ligne dure, M. Chirac réclamait encore la dissolution de l’Assemblée Nationale le 26, le 28 août, M. Giscard d’Estaing se déclarait lui, favorable au débat politique civilisé dans le respect des règles de tolérance et de décrispation. Cette attitude nouvelle était d’autant plus nécessaire, que la droite classique n’était pas sans comprendre que la radicalisation de sa base alimentait l’extension du phénomène « Le Pen ». Il convenait de mettre entre parenthèses les luttes d’influences entre groupes et chefs. L’union s’imposait pour contenir la progression de l’extrême droite qui bénéficiait du glissement de leur propre électorat, particulièrement celui du R.P.R. C’était cette préoccupation majeure qui incita l’U.D.F. et le R.P.R. à signer le 10 avril 1985, un « accord pour gouverner ensemble ». Celui-ci avait, bien sûr aussi, pour objet de verrouiller le jeu des grenouillages du moment, à l’initiative de l’Elysée, dans la perspective d’un recentrage éventuel de la majorité. Cet accord avait surtout pour but de décerner, par avance, au vote Le Pen en 1986, un certificat d’irrecevabilité. Dans le même temps, la droite classique faisait, plus que jamais siens, les thèmes favoris de ce dernier, immigration et sécurité, avec l’intention de lui disputer sa clientèle électorale. Avec cet accord, la droite classique se mettait en situation de gagner les élections législatives de 1986, sans l’aide du Front National. Un pas supplémentaire, important, avait ainsi été réalisé dans le sens de la polarisation accrue de la droite. Le retard électoral de « la gauche », plus de dix points, excluait dans tous les cas de figure, que celui-ci pût être comblé. Comment « la gauche », en un temps aussi court, aurait-elle pu capter les confiances qu’elle avait tant trahies ? Le maintien de la politique d’austérité, si souvent confirmé par François Mitterrand et les autres responsables gouvernementaux écartait, au demeurant, toute espérance à ce sujet. La victoire globale des droites en 1986 était, dès ce moment, acquise. Le reste n’était que vues de l’esprit. Début de genèse d’une nouvelle gauche
Comment les socialistes auraient-ils pu s’y prendre pour provoquer le laminage du P.C.F., mieux qu’en lui faisant cautionner une politique de gestion de la gadoue capitaliste ? C’est ce qui fut fait, moyennant un renouvellement de leurs alliances, au lendemain de la victoire de 1981, d’accords électoraux lors des municipales, d’une participation communiste au gouvernement. Si le P.C.F. avait le plus à perde à cet exercice, il va de soi que le P.S. ne pouvait pas imaginer, lui même, s’en tirer indemne, éviter la sanction électorale. Celle-ci vint. Le 17 juin 1984, le Parti Socialiste enregistrait, lui aussi, un tassement électoral important, 20,75 % au lieu des 37,51 % des élections législatives de 1981. Cette dernière échéance, il est vrai, était particulière puisqu’il bénéficiait alors de l’effet présidentiel. Mais, si l’on compare aux législatives de 1978, 22,6 %, avant la victoire de « la gauche », on prend tout autant conscience de l’importance et de la profondeur de ce recul. Mais, le parti socialiste avait des avantages capitaux que ne possédait pas le Parti Communiste Français. Il était le parti du Président de la République, il était le parti du gouvernement, fort d’une majorité parlementaire à lui tout seul. Cette situation privilégiée n’était pas une mince affaire, elle le mettait en possession de plusieurs cartes maîtresses. L’intervalle de temps qui le séparait encore de l’échéance majeure de 1986, devait être mis à profit par lui pour se refaire une santé. L’Union de la Gauche avait permis à François Miterrand d’atteindre ses deux premiers objectifs stratégiques : faire jouer l’alternance et marginaliser le P.C.F. Elle avait permis de faire avaliser l’austérité et la modernisation en maintenant la paix sociale, à présent elle n’avait plus d’objet. Elle avait définitivement épuisé ses potentialités et, par suite, sa légitimité historique. L’ère de la stratégie « d’union de la gauche », c’est à dire l’alliance P.C. - P.S., était objectivement finie. Depuis un certain temps, quelques ballons d’essai avaient été lâchés dans le but de sonder les possibilités existantes en vue d’un recentrage de l’action gouvernementale et des alliances fondamentales du P.S. Tel avait été le sens de l’initiative dite des « deux Faures » , ou, un peu plus tard, celle de la liste « E.R.E. » aux élections Européennes, conduite par le trio F. Doubin, O. Stirn, et B. Lalonde. Toute deux, chacune en son temps, largement relayées par les médias. La bipolarisation de la vie politique ne leur laissait toutefois guère d’espace vital. Il s’avérait impossible de dégager un « centre gauche » quelque peu crédible. A défaut, le Président opta pour un recentrage d’un autre type. Pierre Mauroy incarnait la période « Union de la Gauche », il fut congédié. Premier changement de Premier Ministre du septennat. Le vieux cadre socialiste, issu d’une fédération du Nord à forte tradition ouvrière, homme d’idée et de verbe, cédait la place. En la personne de monsieur Fabius, il était relevé par la jeunesse et la modernité, faisait place au langage de la technicité et à l’éloquence de l’efficacité écono-mique. Symbole de réussite personnelle, celui-ci était l’un de ces gagneurs, chers à la nouvelle mythologie Présidentielle. Le choix de monsieur Fabius indiquait, on ne peut plus clairement, où allaient porter les efforts du gouvernement et du Parti Socialiste. Leurs actions, pour cette période, se situeraient dans le prolongement l’une de l’autre. Non pas vers les travailleurs que le maintien du cap de l’austérité ne pouvait que mécontenter, mais vers les cadres et techniciens dont on allait encourager l’esprit technique, le sens des responsabilités et flatter les compétences ; vers les professions libérales et l’ensemble des couches moyennes dont on allait flatter l’esprit d’entreprise et de compétitivité . C’est à dire vers le centre électoral. La nature des mesures budgétaires envisagées en 1985, suppression du un pour cent solidarité, allégement d’un point de la pression fiscale, confirmait cette orientation. Il était faux de prétendre, comme le faisaient certains responsables socialistes (59) après chaque élection, que les mauvais résultats de « la gauche » étaient imputables au recul du P.C.F. Cette manière de présenter les choses avait à, leurs yeux, le double avantage de faire « porter le chapeau » aux communistes et de mettre la politique gouvernementale à l’abri des critiques. Si le P.C.F. avait déçu tout seul ses électeurs, et que « la gauche » fasse, elle, une bonne politique, ceux-ci auraient certainement reporté massivement leur vote sur les autre composantes de celle-là. « La gauche » n’aurait donc que très partiellement souffert de cette situation. Mais le P.S. lui même reculait. C’est donc la proposition inverse qui est la bonne. Le reflux général de « la gauche » induisait celui du P.C.F., de la même manière que la progression de la droite induisait celle du F.N. Les causes du recul électoral de « la gauche » étaient évidentes, trahisons des espérances, austérité, restructurations. Le P.C.F., qui avait certes cautionné ces mesures et orientations, n’en était toutefois pas le véritable artisan. Pourquoi alors subissait-il en tout premier lieu la sanction électorale ? Voilà la véritable question. Le comité central du Parti Communiste, réuni les 19 et 20 avril 1983, avait estimé que les résultats des élections municipales amorçaient un début de remontée de son influence. Cette analyse le justifiait à poursuivre dans la voie de la « participation critique ». Or, cette tactique était en vérité dangereuse, car ambivalente. Les actes des communistes ne suivaient pas leurs paroles, ils en divergeaient même carrément. Leur base électorale percevait cela comme un double langage, et, à son sens, une telle duplicité était moins pardonnable au P.C.F qu’à tout autre. N’était-il pas, ne se devait-il pas de rester, avant toute chose le parti du parler franc ? Il s’avérait donc, mais il avait fallu pour cela un nouveau désastre, que la « participation critique » n’était pas une bonne tactique. Elle n’était pas de nature à sauver le Parti, pas même à enrayer son déclin. Les communistes n’avaient plus le choix, rompre était pour eux la seule issue possible. Ce ne serait même plus une attitude de combat, mais un réflexe de survie. Ils avaient fait de Mauroy le symbole de « la continuité dans le chan- gement », la feuille de vigne censée dissimuler leurs reniements succes- sifs. Le maintien de celui-ci à Matignon était ainsi devenu la condition indispensable au maintien de leur propre participation au gouverne- ment. A tel point qu’il suffisait à Mitterrand de changer de premier ministre pour provoquer le départ des communistes, sans en avoir l’air. En appelant monsieur Fabius le 17 juillet 1984, à former un nouveau gouvernement, le Président de la République donnait le signal de la rupture. En son temps, les communistes n’avaient pas récoltés les bénéfices électoraux de l’ascension de « la gauche ». Par contre, ils subissaient à présent de plein fouet les conséquences de son reflux. Pris au piège, ils voyaient leur influence chuter inexorablement vers la barre fatidique des 10 %. Rupture ou pas, cela devenait secondaire, ils semblaient de toute façon voués à la catastrophe. Ils résolurent enfin de se retirer. Ce qu’ils n’avaient pas osé faire, avec éclat, quelques semaines plus tôt sur la question du plan acier, significative et symbolique, ils étaient contraints de le faire à présent, sans panache, sur des motifs d’apparence plus personnels que politiques, sans la moindre signification pour les grandes masses. Ils quittaient le gouvernement, tout simplement, comme le fruit trop mûr quitte la branche. Le Parti Socialiste restait quasiment seul aux affaires. Le recentrage avait consisté en une sorte de repli sur soi même : liquidation de « l’union de la gauche » et de l’alliance privilégiée avec le P.C.F., assorti de la recherche d’un nouveau « look », dans la perspective d’un redéploiement ultérieur. Celui-ci se ferait sur des bases politiques nou- velles, selon des axes sociaux différents. Les résultats positifs enregistrés bientôt, comme l’ont dit certains dans des domaines où l’on attendait pas « la gauche » - réduction du déficit du commerce extérieur, réduction du niveau de l’inflation - vinrent justifier le bien fondé de l’action gouvernementale. Cela devait faciliter la perception du nouveau message industriel par les couches sociales « ciblées ». La croisade commençait pour la redéfinition d’une « nouvelle gauche d’alternance » sur la base de la culture de gouvernement. Le Parti Socialiste était d’autant mieux fondé à s’en réclamer que sa solitude au pouvoir mettait en exergue ses qualités de gestionnaire, son sens des responsabilités et de l’Etat. L’alternance suppose l’existence de deux pôles. Mais la victoire de la droite en 1986, amplifiée par les effets pervers du scrutin majoritaire uninominal, risquait de se solder par un fiasco pour le Parti Socialiste. La préoccupation du Président de la République et des stratèges socia- listes n’était nullement d’empêcher la victoire électorale de la droite. Qu’importait son retour, n’était-ce pas, d’ailleurs, cela même l’alter- nance ? Mais il fallait éviter qu’elle ne provoque un effondrement trop grand du P.S. qui compromettrait son avenir historique en tant que pivot d’une nouvelle force d’alternance. Le 03 avril 1985, le Gouvernement abattait enfin une troisième carte maîtresse, celle de la modification de la loi électorale. Les élections législatives de 1986 se dérouleraient à la proportionnelle départemen- tale avec seuil d’éligibilité à 10 %. Ils pourraient se targuer de la réa- lisation de l’une de leurs propositions. En vérité, cette proportionnelle non intégrale était un mode de scrutin tout aussi injuste que le précédent, une machine de guerre contre le P.C.F. et les petites formations. Mais l’objet essentiel de cette réforme était de permettre au Parti Socialiste de sauver les meubles. L’union de la droite classique, son retour au pouvoir, plus que probable en 1986, devait bien naturellement accroître à gauche la pression du vote utile. Le Front National, en talonnant la droite traditionnelle, le rendait plus indispensable encore aux yeux d’une large fraction de l’électorat de gauche. Du côté du pouvoir et du P.S. on était entrés dans une nouvelle période, eu égard à l’attitude à adopter vis-à-vis de l’extrême droite. Depuis les élections européennes ils s’employaient à dramatiser la situation. On se serait cru au début des années trente en Allemagne. A l’endroit de la droite classique, ils faisaient pression, pesaient de tout leur poids, pour qualifier d’infa- mante et contre nature toute alliance de celle-ci avec les amis de Le Pen . A l’endroit « du peuple de gauche » ils agitaient l’épouvantail de l’extrême droite présentée comme un danger imminent. Ils osaient même, pour les besoins de leur cause, s’en référer à la tactique du « front unique ouvrier » pour lui faire barrage, cherchant par là à susciter un écho dans certaines sphères « d’extrême gauche ». « Au secours la droite revient » (60), Le Pen se fait menaçant, le Parti Communiste qui s’effondre n’est plus un rempart sécurisant. Le Parti Socialiste apparaissait comme la seule force politique apte à résister à cette déferlante. Il faisait feu de tout bois afin de provoquer le resserrement des rangs de la gauche autour de lui. Les socialistes devaient théoriquement bénéficier du réflexe d’autodéfense de l’élec- torat et limiter, ainsi à peu de frais, l’érosion que leur politique avait justifiée. Leur intention était de provoquer un mouvement d’inquiétude irrationnelle chez les électeurs de gauche, qui, nonobstant leurs trahisons, voteraient tout de même pour eux. Cela leur permettrait ultérieurement de dire que les Français approuvent l’austérité. Le mouvement « S.O.S. racisme », largement médiatisé, faisait partie de leur nouveau dispositif. Telle était la machinerie diabolique qu’ils avaient conçue pour faire en sorte que la radicalisation de la droite contribue, par contrecoup, à accélérer la genèse de « la nouvelle gauche d’alternance » autour du P.S. L’ère de la cohabitation
De la différence des longueurs du mandat présidentiel (7 ans) et de celui de la législature (5 ans), découlait le risque d’une période de « cohabitation ». C’est à dire l’existence simultanée, à la tête de l’Etat, d’un Président et d’une Assemblée élus par des majorités de nature différentes. Ce décalage ne posa pas de problème aussi longtemps que la droite se succéda à elle même.(61) La question de la « cohabi- tation » fit son apparition au grand jour en 1977 quand, pour la première fois, « la gauche » fut en mesure de gagner les élections légis-latives de 1978. Elle se posa à nouveau en 1985 quand « la droite » fut en mesure de gagner celles de 1986. L’érosion électorale de « la gauche » qui le porta au pouvoir en 1981n’était pas de nature à troubler monsieur Mitterrand. Il n’est qu’à voir la politique suivie et l’acharnement à en maintenir le cap, pour comprendre que cette décomposition était inévitable, prévue et programmée. Les divers scénarios politiques pouvant en découler étaient étudiés. La « cohabitation » était l’un de ceux-ci. La loi fondamentale de la République est bâtie sur le principe « un Président, une majorité » ainsi que le rappela Michel Debré. Mais ni elle ni lui ne précisèrent quel Président avec qu’elle Majorité ? Or, s’il est un moment où la prérogative présidentielle de « garant de la continuité des institutions » prend toute sa signification et son importance, comment ne serait-ce pas à ce tournant difficile de leur existence ? François Mitterrand, conscient que le Président de la République reste en toute circonstance maître du jeu et soucieux de la stabilité des institutions, avait envisagé depuis longtemps de gouverner avec une majorité de droite. « La gauche » en 1977, fut la première confrontée à l’éventualité de la « cohabitation » avec un Président de droite. Pour des raisons que nous avons déjà analysées : forte mobilisation électorale des masses, existence d’un programme commun contraignant, importance du vote communiste, rapport des forces interne à « la gauche » favorable au P.C.F., fort niveau de combativité ouvrière, raz le bol général à l’égard du pouvoir de droite, impopularité du président Giscard d’Estaing, la survenance de la « cohabitation » n’était pas alors souhaitable. D’autant plus que la défaite du parti du Président aux législatives aurait encore réduit sa marge de manoeuvre, lui rendant quasiment impossible la maîtrise d’une situation aussi délicate. Celle-ci aurait fait courir de grands risques à la stabilité institutionnelle. L’on sait comment « la gauche » démêla cet imbroglio, en sabordant le Programme Commun, et par suite, ses chances de succès. La droite, en 1986, était à son tour confrontée à une situation analogue, quoiqu’en termes inversés. Mais, à la différence de « la gauche » précédemment elle ne pouvait pas s’en tirer par une déro- bade. A gauche de la gauche, en 1977, n’existait pas de force politique capable d’exploiter la situation créée par la défaite électorale de celle-ci, ressentie à la base comme une vaste trahison. En 1985 une telle force existait, à droite de la droite. Si celle-là avait sciemment provoqué sa propre défaite, en allant par exemple en ordre dispersé, sa base se serait considérés frustrée de la victoire par ses propres chefs. Une large fraction de celle-ci se serait alors retournée vers Le Pen., suscitant un nouveau bond en avant de l’extrême droite. En signant « l’accord pour gouverner ensemble » la droite classique s’était donc mise en mesure de gagner les élections législatives de 1986. Cela signifiait qu’elle optait de fait, et dès ce moment là, pour la « cohabitation ». C’est là que commença le fameux débat sur ce thème. Raymond Barre affirmait dès le 14 avril, quatre jours après la signature de cet accord, qu’il ne voterait pas la confiance à un gouvernement de « cohabitation ». Il existait, dans la base électorale de la droite classique, des troupes radicalisées, activistes et revanchardes, qui tiraient leur camp vers la confrontation. Cette base, qui rêvait d’en découdre, se gonflait chaque jour de nouveaux petits-bourgeois exaspérés par les difficultés inhérentes à la crise et à la politique d’austérité. Chacune des victoires partielles de la droite ravivait son impatience. La droite traditionnelle lui paraissait molle et laxiste. C’est pourquoi elle se tournait de plus en plus vers Le Pen et son discours musclé. Cette fraction de l’électorat de droite craignait que sa victoire lui soit confisquée par les nécessités de la « cohabitation », au nom de considérations qui la dépassait. Raymond Barre avait entrepris d’adapter son discours à l’attente de cette base située à la charnière entre la droite classique et l’extrême droite. Le thème choisi par lui de « la cohabitation », sur la base d’une certaine lecture de la constitution, n’était pas fortuit. Il avait le mérite de situer d’emblée la radicalisation de la droite sur le terrain constitutionnel et ainsi d’en limiter les risques de dérapage. Il s’agissait de capter cette sensibilité du moment, pour la faire converger vers l’union de l’opposition, dans l’intérêt de l’alternance tranquille. La « cohabitation » ne peut toutefois pas être un mode normal de fonctionnement des institutions et de la vie politique. Pour la simple et bonne raison qu’elle est, par essence, la négation de l’alternance et de ses vertus. En effet, la multiplication des situations de « cohabitation » ou leur prolongation, conduirait à ce que le même Raymond Barre a appelé la confusion des genres. Cela serait également très dangereux à termes pour le bon fonctionnement et donc la stabilité des institutions. Qu’est-ce à dire ? Pour que l’alternance politique fonctionne correctement et joue pleinement son rôle de canalisation des mécontentements, il faut que des différences suffisamment nettes existent entre « droite » et « gauche », définissant une certaine ligne de démarcation entre les camps. L’une et l’autre doivent impérativement respecter les mêmes institutions. Peu ou prou, l’une et l’autre sont amenées à faire des politiques fort semblables. Si d’aventure elle se mettent à parler le même langage et à « cohabiter » couramment, la confusion serait quasi totale. Les mécontents se réfugieraient dans l’abstention ou se tourneraient vers d’autres formes d’expressions plus radicales, extra institutionnelles. Ressentant cela comme une vaste fumisterie les masses déserteraient les planches de cette comédie. Tels sont les dangers politiques de la « cohabitation ». C’est pourquoi elle ne peut être admise qu’à titre exceptionnel et pour une durée limitée. La « cohabitation » est inhérente à la réalisation de l’alternance dont elle caractérise les premiers pas. Il s’agit d’une catégorie politique nouvelle, contrainte à n’être qu’éphémère. Manifestation d’une époque charnière de la vie institutionnelle, elle résulte du moment où l’alternance fait son apparition, alors même que tous les aména- gements, politiques et juridiques, n’en sont pas encore réalisés. Aucun des partenaires essentiels de la vie politique n’avaient intérêt à ce qu’une éventuelle « cohabitation » débouche sur une crise institutionnelle. Le Président de la République serait mal inspiré, en la circonstance, d’avoir recours à la dissolution. La droite traditionnelle, pour sa part, malgré ses cris d’orfraie précédents, ne saurait exiger du Président de la République, ni qu’il se démette face à l’Assemblée, ni qu’il se soumette à son diktat. Toutes ces attitudes ne pouvant déboucher que sur des tensions politiques importantes et une grave crise institutionnelle. C’est pourquoi « la cohabitation » ne donnera lieu à aucune crise ni conflit majeur, le compromis prévalant au nom des intérêts supérieurs de la République. Il n’en reste pas moins vrai que la « cohabitation » est une situation délicate à gérer qui nécessite, de part et d’autre, beaucoup de doigté et de pondération. Celle-ci, devenue réalité depuis mars 1986, doit, en toute probabilité, avoir pour effet de précipiter la réalisation de quelques aménagements institutionnels : raccourcissement du mandat présidentiel à cinq ans (62) et mise en concordance des échéances électorales , seule façon d’éviter pour l’avenir le renouvellement d’une telle situation. Ainsi, François Mitterrand pourra-t-il se targuer de la réalisation d’une autre de ses propositions importante, et attacher son nom à l’histoire institutionnelle de la cinquième République, à coté de celui de De Gaulle. « La gauche » prétendait ouvrir la voie de l’avenir socialiste, le social-bonapartisme aura l’honneur d’achever l’œuvre du Général en dotant la France d’un système Présidentiel. Il est possible qu’à l’approche de l’échéance électorale de 1988, le ton monte et que la cohabitation soit remise en cause. Il ne s’agira alors que de grandes manoeuvres de « dissociation des genres », chacun cherchant à se placer au mieux dans la perspective des Présidentielles. Cela ne changera rien à l’analyse de la cohabitation faite ici, ni ne signifiera l’échec de celle-ci, mais seulement la fin naturelle de son ère.

VI Bilan et prospectives.
« Pour amener à lui la petite bourgeoisie,
le prolétariat doit conquérir sa confiance.
Et, pour cela, il doit avoir lui même
confiance en sa force . Il lui faut avoir un
clair programme d’action et être prêt à
lutter pour le pouvoir par tous les moyens
possibles . »
Léon Trosky
« où va la France »
1936
A la fin de la décennie 70, la politique « d’union de la gauche » avait fini par capter les espérances des grandes masses. Les partis qui la professaient avaient acquis la confiance de larges fractions de la popu- lation. Il ne manquait pourtant pas de sceptiques, de militants et organisations « d’extrême gauche » pour savoir et dire que cette poli- tique n’était que duperie, qu’elle conduirait nécessairement la classe ouvrière dans une impasse. Mais les travailleurs n’étaient pas alors disposés à entendre leurs discours. Ils étaient d’autant moins réceptifs à ceux-ci qu’ils ne débouchaient jamais sur une stratégie alternative. De ce fait, même si telle n’était pas leur intention ni l’idée qu’elle se faisaient d’elles mêmes, la quasi totalité des organisations « d’extrême gauche » apparaissait comme l’aile radicale et critique de « l’union de la gauche ». Partie intégrante de celle-ci, elle en partageait les responsabilités et le destin. Pour que les masses fissent un nouveau pas en avant, il fallait qu’elles aient épuisé leurs illusions quant à la stratégie « d’union de la gauche ». A ce stade, l’accession de cette dernière au pouvoir était un passage obligé, une étape historique inévitable. Si elle ne s’était pas réalisée en 81, cela n’aurait fait que différer l’évolution de la conscience politique. Les illusions subsistant, quelque part, auraient fait barrage à celle-ci. L’appel à voter pour François Mitterrand au deuxième tour des Présidentielles de 1981, puis pour les partis de gauche au second tour des législatives suivantes, pouvait donc se concevoir. Ce devait être sans colporter la moindre illusion quand à la nature du pouvoir de « la gauche », ce qui n’a pas toujours été le cas. Ce devait être pour prendre date, pour les seuls besoins de l’expérience. En élisant un Président de la République et une majorité présidentielle « de gauche », les travailleurs avaient eu la satisfaction, grande quoique éphémère, de donner à la droite un camouflet historique. C’était à tort qu’il crurent, pas tous, avoir remporté une grande victoire. Très vite, ils durent déchanter. Le succès 1981 n’était pas le leur, c’était celui de François Mitterrand et du parti du président. Le jeu institutionnel de la V - ème République leur avait soufflé la victoire. Le régime qu’ils avaient contribué à mettre en place, n’était pas tel qu’ils l’avaient souhaité ou imaginé. Il ne s’agissait pas de ce pouvoir « de gauche » qui, en affinité avec le mouvement ouvrier, ouvrirait la voie à l’avenir socialiste de la France. C’était un régime social-bonapartiste, pour lequel le mouvement ouvrier n’était qu’une partie de la base sociale et électorale, inféodée à sa propre stratégie, et à travers lui aux intérêts du grand capital. Le nouveau pouvoir se mit à l’ouvrage : régionalisation, réalisation de l’alternance et recherche du bipartisme, intégration syndicale, austérité, désindexation des salaires sur les prix, restructurations industrielles et modernisation, progression du chômage. Tout cela, pour le seul profit des capitalistes et des institutions qui leur sont si chères, assurant la pérennité de celles-ci et consolidant la domination de ceux-là. Pour faire bonne mesure, « parce qu’ils sont de gauche » et qu’il faut bien marquer la différence avec la droite, leurs attaques sont adoucies de discours lénifiants, de vagues considérations humanitaires, de grands desseins généreux, plans sociaux d’accompagnements, nouvelles solidarités, dialogues Nord-Sud, etc... Mais il ne s’agit nullement de venir à bout des inégalités, de combattre le chômage, d’établir plus d’équité dans les échanges internationaux. Il s’agit de plumer la classe ouvrière sans qu’elle se rebiffe, de poursuivre le pillage du tiers monde sans que celui-ci se révolte. La loi de régionalisation et les lois Auroux constituent dans le cadre de cette action l’œuvre législative fondamentale du social-bonapartisme. Celle faite pour lui subsister, destinée à marquer véritablement son empreinte sur l’histoire. La régionalisation n’appartient pas en propre à « la gauche ». C’était une réforme voulue de longue date par les classes possédantes et la totalité de la classe politique. Il s’agissait d’établir des structures tampons aptes à protéger le pouvoir central, à amortir les tensions sociales. Ce rôle était autrefois joué par le parlement à travers les alliances qui s’y nouaient et s’y dénouaient. Ce dernier, réduit à l’état de chambre d’enregistrement, n’était plus en mesure de réaliser cela depuis l’avènement de la V - ème République . La régionalisation est à l’échelle de la France l’équivalent du fédéralisme aux Etats-Unis. Elle était, au demeurant, parmi les tâches institutionnelles de l’ après De Gaulle, le seul domaine où quelques jalons avaient été timidement posés sous les septennats précédents. Le pouvoir social-bonapartiste ne fit donc en cela que parachever l’œuvre de ses prédécesseurs. Les lois Auroux, pour leur part, n’ont pas revalorisé, ni le statut social du travailleur ni sa place dans l’entreprise. Si le bruit fait autour de celles-ci lors de leur adoption pouvait faire naître quelques illusions, la vie se chargea de les dissiper rapidement. Dans la pratique, la situation sociale des travailleurs s’est plutôt dégradée au profit de celle des chefs d’entreprises. Ces derniers, ce sont vu pleinement restaurés dans leur droit divin, un moment contesté, et ont retrouvé le plein exercice de leur autorité. En matière de droits réels des travailleurs, la nouveauté a consisté en une vaste offensive contre leurs acquis et la législation sociale, contre le code du travail, pour la flexibilité et la précarisation générale de l’emploi. Sous l’appellation prétentieuse et trompeuse de « droits nouveaux des travailleurs », ces lois visaient surtout à créer un grand nombre de nouveaux postes de représentation ( C.H.S., C.E....) à divers niveaux, afin d’accroître le poids spécifique des bureaucraties syndicales. Il s’agissait de développer l’esprit de concertation, non pas au sommet, mais par une pratique journalière de celle-ci à tous les degrés intermédiaires de la représentation syndicale. Les appareils dont c’est la tendance naturelle seraient ainsi conduits à développer en profondeur une pratique en conformité avec leur vocation. Celle-ci engendrerait la formation d’un personnel spécialisé, plus attaché à cette pratique et aux petits avantages qu’il en tire, qu’à l’action revendicative. Une couche sociale est ainsi créée, intéressée à la politique de concertation, et qui modifiera en profondeur les comportements et les modes de pensée du syndicalisme français, soubassement social devant assurer les lendemains de la politique d’intégration. Détourner définitivement les structures syndicales de leur mission initiale d’organisation des travailleurs et de direction des luttes, les occuper à d’autres tâches (réunionnite, gestion des budgets sociaux, etc...) tel était le but visé. Là encore, le pouvoir social-bonapartiste ne faisait que poursuivre l’œuvre d’intégration du mouvement syndical, en harmonie totale avec les aspirations et les intérêts de la fraction dominante du capital. La cohésion de la classe ouvrière était fragilisée par les évolutions structurelles liées à la crise et aux grandes mutations industrielles. Celles-ci cassaient les anciens bastions, ceux de grandes concentra- tions et de fortes traditions de luttes. L’augmentation du chômage et du risque potentiel qu’il représente pour chaque travailleur, faisait peser une lourde hypothèque sur les capacités de mobilisation. La conjugaison de ces deux phénomènes risquait de provoquer un sauve- qui-peut général, alimentait la montée des individualismes et en conséquence, mettait à mal la conscience politique et syndicale qui se fondent, elles, sur l’action collective. Ces circonstances créaient les bases objectives pour un reflux des luttes et de la conscience ouvrière. Mais celui-ci n’était, pourtant, ni fatal ni inévitable. Il ne se manifesta d’ailleurs pas, en grand, aussi longtemps que la classe ouvrière put, à travers « l’union de la gauche », garder un semblant de cohésion et de perspective politique, qu’elle garda l’espoir de faire payer la crise aux capitalistes. Durant plus de deux décennies, la classe ouvrière s’était reconnue dans « l’union de la gauche ». Celle-ci lui tenait lieu de politique, elle avait fini par s’identifier à elle. Or, parvenue aux affaires, « la gauche » avait cédé le pas au pouvoir social-bonapartiste. Elle faisait la politique sociale, économique et industrielle de ses prédécesseurs, sur une échelle plus vaste et selon des rythmes accélérés. Elle expliquait de surcroît qu’il n’y avait pas d’autre politique possible. La classe ouvrière se retrouvait donc orpheline, sans politique de référence. Sur quelle direction faire reposer ses aspirations socialistes, à présent que l’ U. G. se dérobait ? Privée de ses moyens d’action propres, elle n’était plus qu’une fraction exsangue de la base électorale d’un pouvoir qui n’était pas le sien, et qui échappait même entièrement à son contrôle. Comment cela c’était-il produit ? La politique de « l’ Union de la Gauche » était réformiste et électoraliste. Elle péchait par « créti-nisme parlementaire ».(63) Elle fit, malgré elle, le lit du social- bonapartisme. Quand François Mitterrand parvint à l’identifier à sa personne, au profit de son propre projet stratégique, elle cessa d’être une politique ouvrière, même réformiste. Elle devint un instrument d’inféodation du mouvement ouvrier organisé aux intérêts du grand capital. La classe ouvrière, diluée dans « la gauche », avait perdu dans l’aventure, en même temps que son identité, ses espérances et son rôle d’avant-garde. L’affaiblissement général et la démoralisation, profonde et durable, de la classe ouvrière, sont d’autres conséquences tangibles de la redistribution des cartes, réalisée par le social-bonapartisme. Il ne résultait pas de l’échec « du gouvernement de gauche », celui-ci avait atteint, dans la paix sociale, le terme de la législature et ses protagonistes paraissaient, de plus, content d’eux et de leur action. Il ne résultait pas non plus d’une défaite que les travailleurs auraient subie. Mais, n’est-il pas des batailles non livrées qui sont pires que des défaites ? Cet affaiblissement résultait, pour le dire en raccourci, de ce qu’un grand nombre de travailleurs prirent pour leur victoire les résultats de 1981. La mise en application de leur politique, celle de « la gauche » avait de toute évidence provoqué leur démobilisation, leur écoeurement, le recul de leur niveau d’organisation. Il y avait là, pour le moins, un paradoxe. Celui-ci démontrait, s’il en fallait encore une ultime preuve, que ce pouvoir et sa politique n’étaient pas ceux des travailleurs. Si la crise créait une situation dangereuse pour la classe ouvrière, elle mettait aussi chaque jour d’avantage en relief les absurdités criantes, les injustices insoutenables, les inégalités intolérables, qu’engendre le système capitaliste. Cela rappelait qu’un tel système est condamné à disparaître, et devait encourager la mobilisation ouvrière pour imposer ses solutions. C’est le moment que choisirent ses dirigeants politiques (qu’elle tenait pour tels) pour passer, avec armes et bagages, de l’autre coté de la barrière, dans le camp du pouvoir et des intérêts capitalistes. C’est alors qu’ils se mirent, au nom du réalisme économique, à lui porter des coups sévères. Cette vaste offensive économique et sociale, contre les travailleurs, devait bien entendu se doubler d’une offensive idéologique tout aussi vaste, destinée à les pétrifier, à paralyser jusqu’à leur volonté de défense. La classe ouvrière possédait quelques valeurs sûres, quelques repères clairs et solides : ses traditions anti-impérialistes, qui allaient de pair avec son opposition au militarisme, son attachement à la paix, l’assu-rance d’être le moteur du progrès social, de porter en elle l’avenir de la civilisation humaine. Le pouvoir social-bonapartiste a ébranlé ses certitudes les plus chères. Le doute s’est insinué dans ce qui constituait ses convictions les plus intimes. L’idéal socialiste serait une bévue, conduisant fatalement aux consé- quences et impasses connues dans les pays de l’Est. Il ne rimerait pas avec « liberté » mais avec « G.O.U.L.A.G. ». L’impérialisme, qui a enfourché depuis peu le cheval de bataille des « droits de l’homme », serait devenu le défenseur de la « démocratie » de part le monde, le garant de la dignité humaine, des libertés individuelles, de la liberté en général. Le risque de guerre ne serait plus le fait de l’impérialisme, qui, ainsi que le disait Jean Jaurès « le porte en lui comme la nuée porte l’orage », mais de l’U.R.S.S. toute seule ? Bousculée par la crise, laminée par l’informatique et la robotique, la classe ouvrière aurait achevé sa progression historique, elle serait une classe en déclin. Ainsi, se verrait-elle démise de la mission historique dont-elle se croyait investie depuis le manifeste du parti communiste de Marx et Engels, en 1848. Cette offensive idéologique est la plus générale et la plus dure qu’aient subi les générations d’après guerre. (64) Des moyens considérables y sont de toute évidence consacrés. Profitant de l’effet de surprise et de choc où se trouve la classe ouvrière française trahie, politiquement décapitée, le C.N.P.F., les politiciens et intellectuels de droite se déchaînent. Cela est, somme toute, de « bonne guerre ». Ainsi va la lutte des classes. Mais, ils ont reçu depuis 81 le renfort d’une pléiade de politiciens soi-disant réalistes, d’économistes soi-disant savants, de politologues patentés, d’intellectuels et de syndicalistes « de gauche », qui se sont fait les chantres de l’idéologie impérialiste, certains de l’intérieur même des organisations de la classe ouvrière. De là, est venue la véritable déstabilisation. Sourds aux discours des Giscard, Barre, Gattaz, Marchelli, les travailleurs ne l’étaient pas à ceux des Rocard, Chevènement ou Maire. Relayés dans les médias par les De Closet, Henry-Lévy, Montand, ils ont ouvert quelques brèches dans la conscience ouvrière, rencontrés quelques échos chez les travailleurs, trouvé, même, des émules dans les entreprises. Concurrence et compétitivité, esprit d’entreprise et de conquête seraient les clés de la réussite et les gages du progrès. Tant pis, si cette logique conduit à produire des pléthores de marchandises que l’on ne sait plus où vendre. (65) Tant pis, si cette logique conduit à détruire des milliers de tonnes de denrées alimentaires alors que la moitié de l’humanité subsiste en dessous du minimum vital. Qu’importe, si cette logique conduit à produire et à disséminer sur la planète des engins de mort et de destruction, qui hypothèquent l’existence même de l’humanité toute entière. Qu’importe, si chaque année de production démentielle constitue une catastrophe écologique à l’échelle du monde, si des dizaines de millions de travailleurs occidentaux sont condamnés au chômage et à l’assistanat. (66) Ce serait comme cela, fatal, irréversible, la loi suprême de l’économie qui n’admet pas la contestation. L’homme moderne devrait souffrir cette loi, comme le peuple élu la sentence divine. L’humanité serait condamnée à subir le progrès technique avec le fatalisme et la résignation qui prévalent, face aux catastrophes naturelles. L’affaiblissement de la classe ouvrière est donc politique et idéolo- gique, mais organisationnel aussi. Conséquence de la politique suicidaire entreprise de 1972 à 1981, en harmonie avec la stratégie social-bonapartiste, les directions confédérales s’étaient couvertes d’un immense discrédit. Au delà d’elles, c’était le syndicalisme, dans son principe, l’action collective des travailleurs, dans ses fondements, qui étaient ainsi atteints. Si la fonte des effectifs syndicaux put être, en partie, contenue jusqu’ en 1982, tant que subsista une espérance, elle s’accéléra à partir de cette date. Puis elle prit des proportions tout à fait inquiétantes quand il s’avéra que les dirigeants s’étaient fourvoyés. Il en résulte qu’aujourd’hui, toute mobilisation d’importance est quasiment irréalisable, même lorsque certaines directions confédérales la souhaitent ardemment. La C.G.T. apprit cela à ses dépens, qui essuya plusieurs revers (ex à propos de la manufacture de Saint-Etienne), en ne parvenant à mobiliser que son appareil, ses élus et ses militants. Quoique l’on pense, par ailleurs, du P.C.F. et de sa politique, il n’en reste pas moins que son déclin laisse un vide considérable. Il était une direction politique de la classe ouvrière. Une mauvaise direction, soit, puisqu’elle a conduit celle-ci à la situation catastrophique que nous connaissons - l’histoire récente a tranché là dessus - mais une direction tout de même, qui assurait une certaine cohésion de classe et la présence de celle-ci dans le débat politique national. Affaibli, dis- crédité, sans politique ni stratégie de rechange, le P.C.F. n’existe déjà plus que pour lui même. Il ne constitue plus une direction politique des travailleurs, laissant ceux-ci sans perspective, découragés, divisés, à l’heure où de grands dangers s’amoncellent. Pour calmer les inquiétudes de leur base après le nouveau recul des européennes, certains dirigeants communistes dirent que ce n’était qu’un mauvais moment à passer. Le tandem Deferre-Mendès, en 1969 n’obtenait que 5 % des suffrages, en 1981 le parti socialiste était devenu le premier parti de France et accédait au pouvoir. Supercherie ! Entre 1969 et 1981 il y avait une situation politique particulière (67) et une stratégie correspondante. Quelles sont les tâches de la période qui s’ouvre, où est la stratégie correspondante du P.C.F. ? La liquidation historique et politique de « l’Union de la Gauche », le prive lui même de stratégie. Faute d’une alternative à celle-ci, qui fut sienne durant un quart de siècle, le Parti Communiste est condamné à un repli durable. Cela a été confirmé par les résultats des élections législatives de mars 1986 et le sera sans nul doute par les prochaines échéances. Le « rassemblement populaire majoritaire », défini par son XX - ème congrès en février 1985, comme la nouvelle ligne du P.C.F., reste en fait totalement tributaire de la logique politique qui conduisit à « l’ Union de la Gauche ». Elle ne constitue donc pas une stratégie alternative, ni nouvelle, tout juste est-elle l’adaptation de la précédente au conditions d’isolement où il est réduit. La discussion interne entre les défenseurs de la ligne officielle et les « rénovateurs », n’est pas susceptible de dégager de solution commune à ce parti, apte à enrayer son déclin. En excluant systéma- tiquement ses contestataires depuis des années, le P.C.F. s’est en quelque sorte auto-mutilé. C’est ainsi qu’il a fini par se priver, lui même, de toute chance de sursaut interne. Le parti s’était affaibli en s’épurant . La ligne officielle est celle du repli sectaire. Son objet est de sauver l’existence menacée du P.C.F., ce qui peut l’être encore, dans l’attente de temps plus propices. L’on ne peut exclure totalement l’hypothèse que l’aggravation de la crise du capitalisme, l’incapacité avérée du système politique à intégrer la classe ouvrière, la persistance du vide de toute alternative révolutionnaire, lui donne à terme un nou- veau sursis historique. Mais celui-ci serait gros de nouvelles impasses et de nouveaux déboires pour les travailleurs. La ligne d’une partie des « rénovateurs » est celle de l’ouverture via l’abandon du « centralisme démocratique ». Cela équivaut à faire un nouveau pas, après l’abandon du concept de « dictature du prolétariat », vers la « social-démocratisation », quoique le terme soit impropre de nos jours. Le créneau étant déjà largement occupé par le nouveau P.S., une telle évolution ne peut se concevoir que dans le cadre de l’absorption du « Parti Communiste Rénové » par un grand parti « social-impérialiste d’alternance », qui est en gestation aujourd’hui. Le parti communiste rénové ne serait alors que l’une des composantes mineures de celui-ci, contribuant à l’intégration politique de la classe ouvrière. C’est à la réalisation de cette perspective que travaillent avec acharnement plusieurs dirigeants du P.S., qui disposent pour cela de vastes moyens. C’est dans ce cadre que se situe réso- lument Henri Fizbin pour lequel « l’effacement du parti communiste n’implique la disparition ni du peuple ni de la culture communiste ». (68) Ce n’est pas une découverte, il en va ainsi de tous les peuples et de toutes les cultures réduits à la servitudes. La trajectoire que le parti communiste est ainsi invité à suivre est celle que nous appellerons « le syndrome du P.S.U. » (69). Le parti socialiste constitue t-il aujourd’hui l’essentiel du mouvement ouvrier, ainsi que le même M. Fizbin en aurait émis l’idée lors de la réunion du bureau exécutif de ce parti, le 07 mai 1986 ?... Est-ce « autour de lui que se construira une grande force de gauche capable de participer à la recomposition du mouvement ouvrier » ?... Il semble que M. Fizbin fasse la confusion entre deux idées. Que le Parti Socialiste constitue l’axe de regroupement, selon des définitions nouvelles, de la grande force d’alternance de gauche, c’est une évidence. Quant à la recomposition du mouvement ouvrier, c’est une préoccupation qui n’a de cesse de tourmenter tous ses militants et les travailleurs conscients. Mais l’un et l’autre de ces deux problèmes sont distincts. La réalisation de l’alternance et du bipartisme sont à l’origine du désarroi actuel de la classe ouvrière. Qui prétendra que le parachèvement de ces tâches conduise à une quelconque recomposition du mouvement ouvrier ? L’absorption de l’ex-direction politique de la classe ouvrière par le P.S. ne constituerait nullement une forme de recomposition, mais la décomposition définitive du mouvement ouvrier indépendant. Celui-ci serait ainsi transformé en toutou que les sociaux-impérialistes promèneraient, en laisse à leur guise, dans les allées du pouvoir. Le Parti Socialiste, durant la législature « de gauche » ? a affirmé sa véritable nature de parti-godillot, entièrement dévoué à la personne du Président de la République. Gestionnaire loyal des intérêts capitalistes, la pratique a démontré qu’il ne se rattachait guère à la classe ouvrière que par les suffrages qu’il lui extorque pour faire la politique de ses ennemis. Quant à l’avenir, à la fameuse force d’alternance de gauche dont il constitue l’axe, il est erroné de l’assimiler à la « social-démocratie ». Ce terme est dépassé et ne rend pas compte des réalités du mouvement social-réformiste actuel. La « social-démocratie » en effet, était le nom générique du mouvement social réformiste de la fin du XIX - ème siècle jusqu’à la première guerre mondiale. Elle connut son âge d’or à l’époque du parlementarisme florissant. Elle dû subir les contre coups de la guerre et de la dégénérescence des démocraties parlementaires, le souffle de la révolution Russe et de la mobilisation révolutionnaire internationale, enfin la montée destructrice du fascisme à l’échelle européenne. Le mouvement social-démocrate tel qu’il est venu jusqu’à nous, au seuil des années 70, n’était que l’ombre de lui même, une survivance du passé. Trente années d’essor du capitalisme mondial avaient sécrété des idées et inspiré des pratiques réformistes. Elles étaient véhiculées même par les organisations de la classe ouvrière réputées les plus indépendantes. L’évolution technique avait, dans le même temps suscité le développement rapide de couches nouvelles de travailleurs, les ingénieurs, techniciens et cadres (I.T.C.). Celles-ci occupent une place charnière, tant dans la société que dans le processus de production, entre le prolétariat traditionnel et les classes dirigeantes. Parallèlement à ces phénomènes se développait la crise du stalinisme. Les classes ouvrières européennes qui s’étaient politiquement identifiées à lui, y perdirent la faculté de jouer leur rôle d’avant-garde. La montée des luttes à l’échelle européenne (1968 - 1978), vint inter- peller, tour à tour, les directions politiques des classes ouvrières dans divers pays : en France en mai 68, en Italie « le mai rampant », au Portugal « la révolution des oeillets », en Espagne la succession de Franco. Les premiers concernés étaient les partis communistes. Mais ceux-ci se dérobèrent invariablement. Refusant de s’engager sur le terrain de la lutte politique révolutionnaire, il furent, en définitive contraints, pour répondre à la pression des masses, de favoriser la réalisation des projets réformistes. La crise du capitalisme survint au début des années 70. Les questions qu’elle posa, les problèmes qu’elle engendra, contribuèrent à accélérer le processus de réhabilitation des anciens partis sociaux-démocrates. C’est ainsi que se composa le phénomène appelé à tort « renouveau des social-démocraties ». A tort, car les conditions objectives de son existence ayant disparu, il n’y avait pas de place pour un quelconque renouveau de la « social- démocratie ». Il s’agissait, en vérité, d’un courant politique entièrement différent. Son seul lien avec les vieilles « social-démocraties » était l’utilisation de leurs défroques au profit d’un projet politique extérieur ; là se situe d’ailleurs la première différence de taille entre « social-démocratie » et « social-impérialisme ». Alors que la première résultait de l’assimilation du mouvement ouvrier politique dans le cadre de la démocratie parlementaire bourgeoise, le second est un cadre politique étranger au mouvement ouvrier. Une partie de la classe politique forme un projet de force d’alternance de gauche. La crédibilité de celui-ci se fonde sur les institutions et sa légitimité historique, par le maintien de l’ordre capitaliste existant. Pour sa mise en œuvre, il lui faut une base sociale. Les nouvelles classes moyennes sont susceptibles de la constituer. Mais, il faut pour cela, les détacher de la classe ouvrière et de sa politique, les autono-miser en quelque sorte . Pour se faire, les idées particulières de celle-ci - compétence personnelle, compétitivité et technicité, réalisme et efficacité économique, rentabilité et agressivité commerciale - seront promues au rang de nouveau système de valeurs, à la dignité d’idéo- logie. En vérité, ces idées ne sont que les reflets des intérêts capitalistes, rapportés à leur propre fonction économique et sociale. L’autonomie politique de ces couches est un leurre, les nouvelles classes moyennes ne pouvant pas plus que les anciennes dégager une troisième voie. Les détacher de la classe ouvrière implique de les rapprocher de la classe capitaliste et de ses intérêts. L’opération se résume donc à ceci : ravir à la classe ouvrière son rôle de dirigeant de « la gauche », projeter les nouvelles classes moyennes sur le devant de la scène, recomposer autour d’elles et de « leur idéologie » une force d’alternance de gauche d’un type nouveau. Cette politique est celle du social impérialisme. Le terme de « social-impérialisme » fut utilisé de nombreuses fois par Lénine, particulièrement dans les écrits de la période 1914 à 1918. Mais c’était surtout à des fins polémiques, pour stigmatiser le courant social-chauvin qui avait capitulé face à la guerre impérialiste. Aujoud’hui cette appellation est la seule, scientifiquement juste, qui convienne pour caractériser le nouveau courant social-réformiste. La finalité avouée de celui-ci étant la gestion de la société capitaliste. L’idée dont procédait la « social-démocratie » était celle de la réforme du système capitaliste. Elle voulait transformer celui-ci par l’injection indolore de réformes à doses homéopathiques. Elle n’en restait pas moins ouverte ainsi aux idées du socialisme et rattachée quelque part à l’aspiration à un profond changement de société. Le « social-impérialisme » procède, lui, de l’idée de l’alternance, il est, de ce fait, totalement et définitivement, fermé à toute idée de changement de société. Il rompt, par là aussi, toute attache avec le mouvement ouvrier indépendant et l’idéal socialiste dont celui-ci était porteur. Son idéal social régresse au niveau de la seule lutte pour les libertés individuelles et les droits de l’homme, son internationalisme, au niveau de l’assistance au tiers-monde. (70) C’est cette rupture et ces évolutions que réalisa la « social-démocratie » allemande lors de son congrès de Bad-Godesberg de 1959 et à travers le discours-programme de H.. Wehner en 1960. Si cela pu apparaître à l’époque comme une simple péripétie, dans le droit fil de l’évolution historique du S.P.D., c’est parce que celui-ci n’avait pas à composer alors, avec le mouvement ouvrier indépendant, lequel avait été détruit par le nazisme. Dans les régimes de démocratie parlementaire bourgeoise, la social-démocratie pouvait coexister avec d’autres formes d’expression du mouvement ouvrier. Dans les régimes présidentiels, fondés sur l’alternance et le bipartisme, le parti « social-impérialiste » ne peut tolérer l’existence d’autres formes d’expressions, à fortiori indé- pendantes, qui échapperaient à son contrôle. Il doit s’inféoder totalement l’organisation et liquider politiquement le mouvement ouvrier indépendant. Sa propre existence et sa stabilité tiennent, en effet, à son contrôle des nouvelles classes moyennes. La manifestation d’un mouvement ouvrier indépendant est déstabilisateur à cet égard. Il constitue pour « le social-impérialisme » une menace dont ce dernier ne peut en aucun cas s’accommoder. L’histoire récente, celle du programme commun, de l’Union de la Gauche, du Parti Communiste, a une nouvelle fois démontré que la « stratégie électorale majoritaire », variation actuelle du crétinisme parlementaire (71), était fatale aux ouvriers qui la faisait leur. Pour garantir l’accession de « la gauche » au pouvoir, en dehors de toute mobilisation des masses, certains s’employèrent, de longues années durant, à casser, réduire, rogner les capacités d’intervention autonome des travailleurs, sur leur propre terrain, celui des luttes sociales. L’alternance ayant eu lieu, ils prétendirent qu’il ne fallait rien faire qui puisse gêner le gouvernement. L’action, la mobilisation des travailleurs, cela équivalait, selon eux, à aider la droite. Les travailleurs n’ont donc pas bougé, mais pour quel résultat ?... Le gouvernement a fait la politique de la droite. C’est ainsi que les travailleurs français ont appris à leurs dépens que l’inaction était la pire des politique. Si la classe ouvrière se reconnaît de moins en moins dans le Parti Communiste Français, elle ne se retrouve pas pour autant dans le Parti Socialiste. La recomposition du mouvement ouvrier ne passe absolument pas, comme le prétend Henri Fizbin, par le Parti Socialiste. Elle passe contre celui-ci, par le recouvrement de son indépendance politique et organisationnelle, c’est à dire : . 1 . Tout en mettant le mot « démocratie » à toutes les sauces, la société capitaliste moderne tend à réduire la vie politique à sa plus simple expression. Elle restreint le débat politique à un choix truqué entre le « pile » ou le « face » de la même pièce. Le problème des travailleurs n’est pas de choisir entre « la droite » ou « la gauche » les représentants politiques qui seront chargés de fouler aux pieds leurs droits et leurs revendications. La politique indépendante de la classe ouvrière, c’est la lutte pour l’abrogation des institutions anti-démocratiques et anti-ouvrière de la V - ème République. . 2 . Les travailleurs qui constatent cette dégénérescence des anciennes démocraties parlementaires occidentales, doivent se réapproprier l’idée que la sauvegarde de «la liberté » en général, des libertés individuelles à terme, de la démocratie politique, passent par l’avènement du socialisme. La politique indépendante de la classe ouvrière consistera donc à lutter pour la convocation d’une Assemblée Constituante qui dotera le pays d’une constitution socialiste et démocratique. . 3 . Cette lutte politique, les travailleurs la mèneront, autant que faire se peut, par tous les moyens parlementaires, électoraux auxquels ils auront encore accès (municipales, législatives, présidentielles). Mais ils se garderont de faire de cela le pivot de leur action. Conscients de la nécessité, pour la conduite de toute politique indépendante, d’une mobilisation sans faille dans les entreprises, sur le terrain des luttes sociales, ils entreprendront de travailler immédiatement à la recomposition d’un mouvement syndical indépendant. Lequel est seul susceptible de réunifier la classe ouvrière autour du drapeau, des principes et des idées, du syndicalisme de lutte de classe. . 4 . Ayant vécu de nombreuses décennies aux rythmes des élections, la classe ouvrière française et ses organisations, adoptèrent comme leur, la « discipline républicaine » et la tactique « du vote utile ». Or, il s’agit là en vérité d’une tradition Jacobine entièrement étrangère au mouvement ouvrier et à ses exigences d’indépendance politique. C’est par ce stratagème que les partis bourgeois progressistes sont toujours parvenus à atteler le wagon ouvrier à la locomotive des intérêts capitalistes. Le recouvrement de l’indépendance politique du mouvement ouvrier passe par la liquidation de cette tradition. Il n’est jamais utile de voter pour ses ennemis même modérés. La discipline du vote de classe doit lui être substituée. . 5 . L’avènement du social-impérialisme rend caduque l’idée de réforme elle même. Celle-ci perd toute justification historique et tout attrait idéologique. L’alternance supposant que tout ce qui a été fait un jour peut être défait le lendemain. Dès lors le mouvement communiste révolutionnaire reste seul porteur des idées de changement de société, de l’aspiration socialiste des masses. C’est là sa chance historique et sa force encore méconnue. Un autre courant existe, parmi ceux qui réclament actuellement un congrès extraordinaire du P.C.F., distinct du courant rénovateur, bien qu’il soit encore pour l’instant assimilé à celui-ci. Il est constitué de ceux, intellectuels et ouvriers, qui restent fidèles à l’idéal communiste, préoccupés par l’indépendance du mouvement ouvrier et ses positions de classes. La jonction de ce courant avec le courant marxiste révolutionnaire serait susceptible d’accélérer le processus de construction d’un parti ouvrier indé-pendant. L’absence d’un tel parti étant, pour l’instant, cruellement ressentie par tous les militants et les travailleurs conscients. Alors, la classe ouvrière française pourra renouer avec son idéal socialiste, avec l’exigence d’une société moderne et juste, dans laquelle le progrès technique, socialement maîtrisé, sera mis au service de ceux qui travaillent. Une société solidaire où l’on ne devra pas, pour survivre, écraser le voisin parce qu’il est étranger, exclure nos enfants parce qu’ils sont trop jeunes, mettre nos parents au rebut parce qu’ils sont trop vieux. Une société équitable où les produits du travail de tous serviront au développement harmonieux de chacun. Une société dans laquelle il n’y aura pas de « nouveaux pauvres », de laissés pour compte du progrès. Parce que le droit au travail sera inscrit dans la constitution parmi les droits inaliénables de l’homme et du citoyen. Car sans travail, sans moyen de subsistance autre que l’assistanat, l’individu perd sa dignité et sa liberté. Sans l’exigence prioritaire du droit au tra-
vail, la lutte pour les droits de l’homme et les libertés, sont des discours creux d’intellectuels. Paris, 19 mai 1986 . Post-face En 1988, François Mitterrand brigua un deuxième mandat prési-dentiel. C’était, cette fois, avec l’aide ouverte du centre droit, de nombreux cercles d’influences de la droite traditionnelle, des milieux de l’industrie et de la finance. Raymond Barre, en entrant en campagne, c’était chargé, lui, de limiter les prétentions de la candidature Chirac. C’est que l’on se situait déjà dans la perspective de l’Europe de 1992. Or, ces cercles jugeaient que François Mitterrand était le mieux placé et le plus apte à faire avaliser celle-là . Il fut donc réélu à une majorité écrasante. Au moment où la carrière politique de François Mitterrand avait atteint son zénith, elle entrait dans l’ère de sa décadence. Dès ce moment, les choses allèrent de mal en pis. Les socialistes, en la personne de madame Cresson puis celle de Michel Rocard, à Matignon, étaient revenus aux « affaires », comme le dit la formule consacrée, mais ce mot se chargea, dès lors, d’une connotation ambiguë, lourde d’un autre sens. C’est au forceps que le traité de Maastricht fut mis au monde. Comme ils avaient voté « contre » les Danois furent contraints de recommencer leur copie. On les renvoya aux urnes en les sommant de « bien voter ». John Major, en Angleterre, préféra ne pas soumettre la question à un référendum populaire. Quant à la France, c’est par une alliance de la droite « maastrichienne » et des socialistes, de Giscard à Mitterrand, soutenue par la haute finance et un déferlement médiatique que l’approbation populaire fut arrachée à une faible majorité. La voie référendaire ne parvint même pas à couvrir l’opération du vernis démo- cratique qu’elle attendait d’elle. Cet épisode, avait par contre, contribué à créer une situation déjà envisagée dans la plaquette ci-devant, celle de « la confusion des genres ». (p 112) Les lignes de démarcations entre « droite » et « gauche » s’en trouvaient brouillées et cela engendra un profond malaise dans l’opinion. Les conséquences en sont toujours sensibles, à l’heure actuelle, dans la difficulté du P.S,. en particulier, et de « la gauche », en général, à reprendre ses marques. Chute du mur de Berlin, nouvel ordre mondial, guerre du golfe, effondrement de l’U.R.S.S. et du « bloc de l’Est », « mondialisation de l’économie », les priorités changèrent avec l’environnement politique international. Les tâches institutionnelles liés au fonctionnement de l’alternance furent différées. La division du monde issue des accords de Yalta n’avait plus cours. Mais avec elle, avec l’effacement de l’U.R.S.S., ce sont les fondements mêmes de la politique des partis communistes stalinniens qui cessaient d’exister.Dès lors, ceux-ci étaient voués à disparaître simplement ou à achever leur processus de « social-démocratisation ». Mais nous avons vu que ce terme est impropre. C’est, en vérité, de leur « social-impérialisation » qu’il s’agissait. C’est à dire de leur inté- gration en tant que composante du parti de l’alternance « de gauche ». En Italie, où le P.S. avait lui même raté la prise de possession de ce créneau, celui-ci restait vacant, l’ex parti communiste se mît en devoir de l’occuper. Il s’engagea dans cette voie avec d’autant plus d’aisance que les épisodes précédents de la vie politique Italienne, et sa propre histoire depuis Berlinguer, l’y avaient préparé. Il s’y engagea avec d’autant plus de zèle que l’adoption du traité de Maastricht et la perspective d’intégration européenne mettait l’Italie en demeure de procéder à la liquidation de « sa IV - ème République à elle ». L’opé-ration « mains-propres » ayant à cet égard le rôle qu’eut en France la crise Algérienne. L’Italie était tenue de se doter d’un régime présidentiel fonctionnant sur le mode de l’alternance politique. En France, le P.S. avait, jusque là, et particulièrement depuis 1984, occupé entièrement cet espace. Mais la confusion des genres du début du deuxième septennat de François Mitterrand, la doctrine de la politique économique unique, l’effondrement électoral de 1993, engendrèrent un profond malaise dans ce parti qui avait perdu ses repères. Il lui fallait, à présent, redéfinir une politique nouvelle de « gauche d’alternance », intégrant en totalité « la culture de gouvernement ». C’était un préalable nécessaire avant d’entreprendre la reconquête de son espace électoral. Cela n’était toutefois pas aisé. Un important flottement s’instaura qui dura une longue période avant et après les élections présidentielles de 1995. Mais, là encore, le jeu subtil de la pression institutionnelle vint au secours du P.S. La présence de Lionel Jospin au deuxième tour des élections présidentielles l’assurait, de fait, d’un score honorable, car c’est la loi du genre. Les deux pôles de l’alternance se manifestaient à nouveau à travers le scrutin, contribuant à relégitimer le P.S. en tant que pièce maîtresse de son pôle gauche. Cela lui permettait d’en garder le contrôle, alors même qu’il y avait perdu l’initiative. L’initiative était alors à son secrétaire national et au P.C.F. qui dans ces difficultés à redéfinir une nouvelle politique de « l’alternance de gauche », découvrirent une opportunité. Au point de vue des travailleurs, et ils ne sont pas les seuls, qui n’ont pas encore intégrées toutes les conséquences pratiques des événements analysés ici, la nouvelle politique du P.C.F. ressemblait comme une sœur à celle de l’Union de la Gauche. Or, ils n’en veulent plus et c’est ce qui se manifesta dans « les forums » et permis à Alain Krivine de se tailler un franc succès à Bercy. Pourtant, l’objet de l’opération « forums » était précisément de venir à bout de ces prévenances de la base. C’est pourquoi, d’ailleurs, afin de rendre crédible son discours, le P.C.F. s’efforça d’y associer les écologistes avec Dominique Voynet et la L.C.R.. La participation de ceux-ci avait pour but de donner à la différence prétendue un contenu concret, , immédiatement perceptible par les larges masses. « Il ne s’agit pas de refaire l’Union de la gauche, c’est nouveau, la preuve : Krivine en fait partie ». Et, il faut bien l’admettre, à y regarder de plus près, cette politique n’a effectivement plus rien à voir avec l’Union de la Gauche. Cette dernière, comme cela à été expliqué dans le pages précédentes, (p.97-98 ) était une figure historique imposée, dont la carrière s’était achevée en 1984 et qui n’était pas susceptible de se reproduire, les conditions objectives de son existence ayant elles mêmes disparues. Bien qu’elle lui ait permis de mettre fin à son déclin, et même d’amorcer une légère remontée électorale, cette politique ne procède pas d’une possible résurgence du Parti Communiste, dans les termes où elle a été envisagée ici (p. 124 ). Sous la direction de Robert Hue, ce parti a tiré, à sa manière, et dans le contexte français, les conséquences de la fin de l’U.R.S.S. et de l’ordre mondial de Yalta. Il peut, en effet, maintenant prétendre à la respectabilité institutionnelle. Sa présence en tant que composante dans le « parti de l’alternance de gauche » n’est plus guère de nature à frapper celle-ci d’irrecevabilité au regard des détenteurs des pouvoirs réels. Le P.C.F. peut, dès lors, contribuer à la recomposition de cette nouvelle force, en y revendiquant, cette fois, toute la place que lui autorise sa surface électorale. A l’exception de sa filiation historique, cette politique n’a rien à voir, c’est vrai, avec l’Union de la Gauche, elle est pire. Il s’agit d’une nouvelle mouture, à l’échelle du parti tout entier, de celle que préconisait M. Fizbin, voilà plus de dix ans (voir p. 125). Elle conduit tout droit à l’intégration du P.C.F. au parti de l’alternance. Mais, certes, tout n’est pas encore joué, des résistances existes, l’avenir nous réserve peut-être quelques surprises. C’est dans cette optique d’intégration que le Parti Communiste, de M. Hue, c’est employé, ces temps-ci, à donner les nouvelles garanties que les détenteurs des pouvoirs réels étaient en droit d’attendre de lui. Il a ainsi récemment affirmé que l’existence du traité de Maastricht et la perspective de la monnaie unique n’étaient pas des obstacles à sa participation à un éventuel gouvernement de cohabitation avec le Président Chirac en 1998. Il a, surtout, contribué par son orientation, et à travers ses relais syndicaux, à contenir puis à diluer la pression des luttes qui menaçaient, depuis décembre 1995, de déclencher une crise sociale majeure. Il a, encore, à travers ses relais syndicaux, accompagné la réforme de la S.N.C.F. qui ouvre la voie à la liquidation de celle-ci. Il a intégré, à son comité national, lors de son dernier congrès, Bernard Thibault, le secrétaire de la fédération C.G.T. des cheminots. Délivrant, de la sorte, un signal fort de sa parfaite maîtrise de la situation, dans un des secteurs les plus turbulents de la vie sociale de ces dernières années. Il en résulte qu’il y a, plus que jamais, urgence a recomposer un parti indépendant des travailleurs. Celui-ci doit assurer l’existence de la classe ouvrière et sa présence dans le débat politique national. Seule, la résurgence d’un tel parti peut ouvrir une perspective et donner un prolongement aux luttes sociales en progression. Seule, cette perspective est capable d’enrayer la marche en avant du Front National. A défaut, le danger Lepeniste pourrait se conjuguer bientôt au présent. La pire politique, à cet égard, serait celle de l’union nationale qui, en faisant perdre tous ses repères à la classes ouvrières, et en la confrontant à de nouvelles désillusions, produirait un effet contraire désastreux. Cela met en relief la grande responsabilité historique de tous ceux qui, « à gauche de la gauche », se posent le problème d’une véritable alternative ouvrière . Seront-ils assez respon-sables pour mettre entre parenthèses ce qui les divisent et prendre, ensembles, à bras le corps la réalisation de cette tâche commune ? Le sauront-ils ? Le voudront-ils vraiment ? P .S. 09 mars 1997. Renvois :
1) (2) (3) « Le Monde » 19 mars 1986 . (4) Slogan d’une affiche du P.S. durant la campagne électoral chapitre I - Les tâches insolubles de l’aprés De Gaulle (5) Georges Seguy, « Le Mai de la C.G.T. » p. 147 - Julliard.. (6) Déclaration de Waldeck Rochet à l’A.F.P., citée par GeorgesSéguy « Le Mai de la C.G.T. » p 126 . (7) « La gauche » au sens large réunissait alors seulement 40,5 °/° des suffrages . La droite en obtenait elle 48,5 °/° . (8) Suggéré par « le Programme Commun » Editions Sociales. P 150 Elle est défendue par François Mitterrand depuis 1965 (voir « ici et maintenant » p77). Valéry Giscard d’Estaing se prononça dans ce sens sur Europe 1, le 19 mai 1974 et plusieurs fois depuis . (9) Le mur de Berlin n’était pas tombé à cette époque et l’Allemagne était divisée en deux (Allemagne Fédérale et R.D.A.) (10) Comme les grands esprits se rencontrent ! (11) La C.G.T. était à l’époque, de loin, la plus importante, seule suffisamment puissante et structurée pour assumer cette tache . (12) La « loi scélérate » de 1963 qui instaurait la règle du préavis en avait, depuis longtemps, fixés les cadres juridiques . (13) Rapport du comité central au XI-ème congrès national du Parti Communiste Français - 1947 - (14) Approuvée par référendum le 28 septembre 1958. (15) L’usage suppléant aux imperfections du texte. Chapitre II - Union et désunion de la gauche, « un pas de deux pour l’alternance (16) « le coup de Prague » en février 1948. (17) Robert Fabre, apposat sa signature quelques jours après. (18) A ce sujet, voir par exemple « ici et maintenant » p. 30 - Ed : « Livre de poche » (19) Henri Krasucki, « syndicat et socialisme » . (20) Ce fut le cas de la très longue grève des P.T.T., fin 1974, de celle de Renault la même année, mais aussi de centaines d’autres, grandes et petites. (21) Exemple type de tract syndical de cette époque, celui des U.R. Parisiennes C.G.T. et C.F.D.T. du 14/11/74 . (22) Henri Krasucki, « syndicat et socialisme » . 23) Nous écrivions cela dans une lettre du 22/11/72, adressée aux syndiqués C.G.T., cheminots du dépôt de Villeneuve. (24) Exemple : Mars 1976, débordement des consignes C.G.T.-C.F.D.T. lors la grève des agents de conduites S.N.C.F.. Intervention sur les antennes de télévisions, de Charles Massabiaux, secrétaire de la fédération C.G.T.,qui dénonce « les bavures » . (25) Dans la revue « Marx ou crève », Jean-Marc Poiron écrivait en juillet 1975 : « l’U.G. est plus solide que les disputes à épisodes du P.C. et du P.S. ne sembleraient le prouver . La mobilisation ouvrière interdit au P.C. comme au P.S., sous peine de recul politique sévère, de rompre l’alliance ». (26) François Mitterrand, « Ici et maintenant » p. 23 - Ed : « Livre de poche » . (27) Programme Commun de Gouvernement de la Gauche , p. 150 et 151 - « Editions sociales » . (28) Dans un article de « Le Monde », répliquant aux communistes, Maurice Duverger y faisait référence le 17 mars 1981 . Georges Marchais en agitait le spectre, le 23 mars 1981, sur Antenne 2 . (29) Jean Fabien , « La guerre des camarades » - Ed : Olivier Orban . Chapitre III - L’avènement de l’alternance politique . (30) François Mitterrand, « Ici et maintenant » p. 51 . (31) A propos de la politique de défense . (32) Seul un désaveu public et l’exclusion « sine die », du maire qui s’était rendu coupable de cet acte, aurait pu en laver le P.C.F. (33) Jean Fabien - Pseudonyme sous lequel furent publiés plusieurs écrits infamants à l’encontre du P.C.F. ...... (34) « Majorité présidentielle » et non « majorité de gauche ».La nuance est d’importance eu égard aux institutions de la V-ème République . (35) Entre 1954 et 1972 plus de deux millions d’agriculteurs ont quitté la terre. (36) Au nom de son gouvernement, M. Galbreth ambassadeur des Etats-Unis en France, fit part de la préoccupation de celui-ci au Président de la République nouvellement élu . (37) Serge July, « Les années Mitterrand » p. 50 - Ed : Grasset . (38) Ce dispositif était encore renforcé avec la nomination d’André Valbon à la présidence des charbonnages et celle de Georges Quinn à la R.A.T.P. (39) A propos de l’application des 35 heures pour le travail en équipes succes-sive, une grève eu lieu dans les postes d’aiguillage S.N.C.F., les grévistes furent taxés « d’irresponsables » par le ministre Fiterman. Chapitre IV - La politique du social bonapartisme (40) Au premiers rangs desquels, l’Espagne et le Portugal, mais surtout l’Italie. (41) Otant aux luttes une motivation, et éliminant tout risque de dérapage de la politique salariale . (42) Programme Commun de Gouvernement de la Gauche - Editions sociale -p.113,114,115 et 116 . (43) « Combat socialiste », supplément au numéro du 18 avril 1981 . (44) Intervention de François Mitterrand le 8 décembre 1981, centenaire de H.E.C. (45) « Combat socialiste », supplément au numéro du 18 avril 1981 . (46) Après la révolution « Khomèniste » les occidentaux qui craignaient la montée en puissance de l’Iran dans le moyen Orient, encouragèrent et soutinrent la guerre que déclencha l’Irak de Saddam Hussein, afin de la contenir. (47) Bernard Henri Lévy, l’une de ces étoiles artificielles qui brillait au ciel Elyséen . Il s’illustra toutes ces années, de la lutte anti-Sandiniste à la guerre du golfe, en passant par le soutien aux agressions contre la lybie par ses prises de positions belliqueuses et ultra-réactionnaires (48) « Le Monde », « les élections législatives du 16 mars 1986 » - Dossiers et documents ». (49) Serge July, « les années Mitterrand » . p 154. Chapitre V - La nouvelle donne politique . (50 Les journées de grèves dénombrées étaient tombées de 6 311 000. en 1974, à moins de 1000 000 en 1981. Après cette crête de 1984 (2 400 000) le nombre en rechuta à moins d’un million pour de longues années. (51) Suppression également des tribunaux permanents des forces armées 30/06/1982 . (52)« Combat socialiste » supplément au numéro du 18 avril 1981 . (53) Valéry Giscard d’Estaing à la télévision le 16 septembre 1982 . (54) Jacques Chirac à Nouméa le 1- er septembre 1982 . (55) Selon un mot de Jean-Marie Le Pen, en écho à « la bande des quatre » chinoise, avec la veuve de Mao-tsé-toung . (56) Moins de 1 °/° de l’électorat à l’époque. (57) « Le Monde » du 30 juin 1982 . (58) Mme Weil elle même a mis ses prévenances en sourdine, elle reste, comme Jean-Claude Gaudin, membre de l’U.D.F.. (59) Par exemple, Jean Poperen, le soir du 16 mars 1986. (60) Slogan d’une affiche du P.S., durant la campagne des législative de 1986, apposées dans des emplacements publicitaires de choix . Une autre affiche, en référence au conte de Perrault, interrogeait : « jolie droite pourquoi as-tu de grandes dents ? ». (61) 1965, 1969, 1974 ; la cohabitation ne peut survenir qu’à la suite d’élections législatives en cours de mandat présidentiel . Dans le cas inverse le Président peut dissoudre l’Assemblée . (62) Le Président Giscard d’Estaing, c’est, récemment encore, prononcé dans ce sens. Chapitre VI - Bilan et prospective . (63) Il est plus juste de dire aujourd’hui : « crétinisme institutionnel » . (64) Le texte ici est rédigé le plus souvent au présent, car écrit au moment où se déroulent les événements dont il est question. (65) Les chambres froides de la Communauté Européenne regorgeaient alors de milliers de tonnes de beurre et viandes qui ne trouvaient pas acheteur . (66) Plus de 13 millions alors, dans cette Europe de 1986 . (67) Celle que nous avons, précisément, longuement analysé dans les pages qui précèdent. (68) « Le Monde », samedi 10 mai 1986 . (69) Avec la participation d’Huguette Bouchardeau au gouvernement, le P.S.U. poursuivit son processus d’assimilation par le P.S., jusqu’à son auto-dissolution en 1986. (70) Bernard Kouchner, ancien ministre à « l’action humanitaire » c’est fait le chantre et le champion de cet « internationalisme-impérialiste » . Allant même, en développant la notion de « droit d’ingérence humanitaire », jusqu’à élaborer une véritable doctrine d’interventionnisme impérialiste. Celle-ci a montré son véritable visage en Somalie . (71) Crétinisme institutionnel, avons nous déjà dit .
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Avenir Reprographie
47, rue de Maubeuge 75009 PARIS
Dépôt légal, Mai 1997
ISBN 2-9511344-0-1
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